Année politique Suisse 1969 : Allgemeine Chronik / Landesverteidigung
 
Défense nationale et société
Que la guerre, selon Clausewitz, soit la poursuite de la politique par d'autres moyens, cela est encore vrai de nos jours où politique étrangère et défense nationale font partie d'une stratégie globale [1]. A ce point de vue, on observe que si la conjoncture internationale affecte toujours plus profondément la Suisse, le petit Etat ne cesse de développer ses moyens de défense tout en s'ouvrant davantage au monde. En 1969, notre pays s'est appliqué en effet à organiser sa défense nationale totale selon l'orientation choisie les années précédentes [2]. Mais s'il convient de mettre l'accent sur cette continuité, il faut remarquer que l'année 1969 s'est également caractérisée par une critique plus poussée des institutions militaires en général et de certaines réalisations particulières, conformes pourtant au plan de défense nationale totale. Rappelons que, selon ce plan, la défense totale repose sur quatre piliers: l'armée, la protection civile, la défense économique et la défense psychologique, dite improprement spirituelle [3]. Lé pilier de l'armée, malgré le rôle principal qu'il remplit et l'importance des affaires qui l'ont concerné en 1969 (nouvelle loi de défense nationale totale, instruction militaire, armement, système Florida, exportation d'armes, etc.), n'est pas le seul à retenir l'attention. La parution du «petit livre rouge », qui a provoqué tant de remous, touche en même temps à la défense civile et à la défense psychologique. Et si les faits concernant la défense économique ont passé presque inaperçus, ils méritent cependant une mention, ne serait-ce que pour accomplir un tour d'horizon complet des objets relatifs à la défense nationale telle qu'elle est conçue et réalisée actuellement.
Dans le domaine de la défense économique précisément, signalons une augmentation des réserves de carburants [4] et le besoin ressenti au Département militaire, de l'utilisation de méthodes modernes dans l'approvisionnement en réserves de guerre [5]. L'alimentation en temps de crise et de guerre a servi de thème de discussion entre les responsables de la défense civile et les milieux intéressés [6]. Au total, les réserves de guerre stockées dans les entrepôts officiels représentent une valeur de 1,5 milliard de francs. Leur entretien et leur renouvellement coûtent environ 130 millions de francs par an, soit 21 fr. 50 par tête d'habitant [7].
En ce qui concerne la défense civile, des mesures ont également été prises. Le gouvernement schwyzois a décidé la création d'un centre de formation en Suisse centrale [8]. Sur le plan fédéral, le programme d'austérité qui a abouti à la suppression des subsides destinés à l'entretien de certaines installations, cantonales et communales, a suscité des réactions: un postulat Rubi (soc., BE), adopté par le Conseil national, et une interpellation Diethelm (soc., SZ) ont demandé le maintien de l'aide de la Confédération [9].
Quant au fameux «livre de la défense civile », sa distribution à tous les ménages a débuté en octobre [10]. Tiré au chiffre record de plus de 2 millions d'exemplaires, d'un coût supérieur à 4 millions de francs, cet ouvrage, de petit format et à couverture rouge — d'où son nom de « petit livre rouge » — a soulevé dans les milieux les plus divers de nombreuses critiques et protestations [11]. Non pour sa partie technique, traitant de la défense civile proprement dite et donnant de précieux conseils à la population, mais pour les nombreuses pages consacrées à la défense dite spirituelle. Ses auteurs ont voulu en faire une sorte de manuel de défense psychologique, mais la gauche et l'extrême-gauche en ont contesté la nécessité et sont senties attaquées [12]. Il semble effectivement que les responsables de l'ouvrage n'aient pas toujours mesuré la difficulté de leur tâche et que certains n'aient pas trouvé mauvais d'opposer au « petit livre rouge de Mao » celui-là même conçu et rédigé sous la direction du conseiller fédéral von Moos. D'où l'indignation des communistes qui ont demandé la démission de ce dernier [13]. Le Rassemblement jurassien, par la voix de son secrétaire général, en a fait de même, probablement à cause des accusations d'antipatriotisme contenues dans l'ouvrage contre les paysans qui refusent de vendre leurs terres à l'armée [14]. Le groupe Bélier, après avoir collecté le livre à des milliers d'exemplaires, a procédé à son autodafé devant le Palais fédéral [15]. Quelques syndicats ont également prononcé sa condamnation et demandé la démission de M. Ernst Wüthrich, président de l'Union syndicale suisse, pour lui avoir donné son appui [16]. Par la suite, M. Wüthrich a affirmé ne s'être occupé en rien de guerre psychologique [17]. La Romandie s'est sentie particulièrement visée, la version française mettant en cause non seulement la presse, la radio et la télévision, mais encore les «intellectuels» en général. Ce qui explique la protestation de 78 écrivains romands et les critiques parfois acerbes des journaux de cette région [18]. La Suisse alémanique a manifesté aussi sa désapprobation, principalement dans la presse qui a considéré l'ouvrage comme une tentative d'embrigadement de l'opinion [19]. Au Conseil national, M. von Moos a dû répondre à cinq interpellations et à deux petites questions, émanant des quatre partis gouvernementaux et allant du mode de rédaction des publications officielles aux mesures à envisager pour « protéger l'ordre public » menacé à la fois par la campagne de dénigrement menée contre M. von Moos et par un attentat perpétré contre le major Bachmann, l'un des principaux responsables du livre [20]. Cette responsabilité étant précisément discutée, le chef du Département de justice et police l'a endossée au nom du Conseil fédéral. M. von Moos s'est en outre déclaré prêt à accepter les critiques dans la mesure où elles étaient constructives et allaient permettre la publication d'une nouvelle édition revue et corrigée de l'ouvrage. Mais il a rejeté un postulat Vincent (PdT, GE) demandant de suspendre la distribution du livre. Il a enfin donné une réponse dans le même sens au Conseil des Etats où s'est dessinée, comme au Conseil national, une majorité favorable à l'ouvrage et à la conduite du gouvernement [21]. Le Conseil fédéral a du reste montré sa volonté de développer la défense psychologique du pays en allouant au « Forum helveticum » un crédit de 20.000 francs [22].
La nouvelle loi de défense nationale totale a été saluée comme une réforme de portée historique [23]. La seule opposition qu'elle a rencontrée au Conseil des Etats, qui l'a traitée en premier, a été représentée par un membre de la commission, en la personne du libéral vaudois Louis Guisan qui a estimé satisfaisante l'organisation actuelle de l'armée et douteuse la base constitutionnelle sur laquelle repose la nouvelle loi. Son argumentation n'a pas convaincu et la loi a été votée à l'unanimité [24]. Au Conseil national, le communiste Forel (VD) a proposé de ne pas entrer en matière, le projet lui paraissant d'inspiration réactionnaire et comme l'expression d'un manque de confiance dans la volonté de résistance du peuple suisse. Il n'a pas été écouté non plus et la Chambre a préféré suivre l'avis de la commission selon lequel il faut répondre à la guerre totale par la défense totale [25]. La mise en place des nouveaux organismes a commencé l'année même par la nomination du conseiller national Wanner (rad., SH) au poste de directeur de l'Office central de la défense [26].
 
[1] Article du colonel Hans Senn in BN, 533, 19.12.69.
[2] Cf. notamment APS, 1968, p. 45 s.
[3] Cf. APS, 1965, in ASSP, 6/1966, p. 150.
[4] Cf. infra, p. 95.
[5] NZZ, 303, 21.5.69; NBZ, 298, 22.12.69.
[6] Vat., 279, 2.12.69.
[7] NZZ, 190, 26.3.69.
[8] NZZ, 544, 4.9.69.
[9] Délib. Ass. féd., 1969, III, p. 34; I, p. 51 s.
[10] NZZ, 621, 14.10.69; GdL, 239, 14.10.69; TdG, 240, 14.10.69.
[11] Défense civile, publ. par DFJP, rédigé par A. Bachmann et G. Grosjean, Aarau 1969. Cf. aussi supra, p. 10.
[12] Entre autres PS, 255, 7.11.69 ss.; Vr, 239, 13.10.69; 243, 17.10.69; 257, 3.11.69; 262, 8.11.69 ss.; Tw, 242, 16.10.69; 253, 29.10.69 ss.; VO, 249, 28.10.69; 250, 29.10.69; 251, 30.10.69; 253, 1.11.69; 235, 4.11.69; 256, 5.11.69 ss.
[13] VO, 276, 28.11.69.
[14] TLM, 340, 6.12.69; NZZ, 715, 8.12.69. Allusion à l'affaire de la place d'armes des Franches-Montagnes (cf. APS, 1968, p. 48).
[15] TLM, 334, 30.11.69, cf. supra, p. 33.
[16] Par exemple les sections genevoises de l'Union syndicale suisse et de la Fédération suisse des typographes (FST), cf. VO, 277, 29.11.69.
[17] PS, 291, 19.12.69.
[18] Sur la protestation des écrivains romands, cf. VO, 275, 27.11.69; sur la presse romande, cf. JdG, 239, 14.10.69; 256, 3.11.69 ss.; GdL, 241, 16.10.69; 265, 13.11.69 ss.; TLM, 313, 9.11.69; 315, 11.11.69; 320, 16.11.69 ss.
[19] Outre les journaux socialistes de langue allemande déjà cités (cf. supra, note 12), cf. NZ, 479, 19.10.69; 500, 31.10.69; 504, 3.11.69; 514, 8.11.69 ss.; Weltwoche, 1876, 24.10.69; 1879, 14.11.69 ss.; NZZ, 659, 5.11.69; 669, 11.11.69 ss.
[20] Petites questions Riesen (soc., FR) et Rohner (ccs, BE); interpellations Copt (rad., VS), Götsch (soc., ZH), Meyer (rad., LU), Tenchio (ccs, GR) et Hofer (PAB, BE); cf. Bull. stén. CN, 1969, p. 1042 ss.
[21] Réponse au CN: cf. Bull. stén. CN, 1969, p. 1055 ss. ; BN, 532, 19.12.69; GdL, 296, 19.12.69; TdG, 297, 19.12.69. Réponse au CE: cf. Bull. stén. CE, 1969, p. 367 ss.; NZZ, 735, 19.12.69. Postulat Vincent du 11.12.: Délib. Ass. féd., 1969, IV, p. 38; Bull. stén. CN, 1969, p. 1050 et 1069.
[22] NZZ, 118, 24.2.69. Sur « Forum helveticum », cf. aussi Weltwoche, 1843, 7.3.69; 1845, 21.3.69; 1848, 11.4.69; cf. APS, 1968, p. 46.
[23] Colonel H.R. KURZ, « Das militärische Jahr 1969 », in Der Fourier, 43/1970, p. 37. Cf. APS. 1968, p. 45 s. (contenu du projet).
[24] Bull. stén. CE, 1969, p. 33 ss.; GdL, 60, 13.3.69. .
[25] Bull. stén. CN, 1969, p. 295 ss. ; NZZ, 347, 10.6.69; texte définitif, in FF, 1969, I, p. 1292 ss.
[26] NZZ, 717, 9.12.69.