Année politique Suisse 1970 : Allgemeine Chronik / Schweizerische Aussenpolitik
Principes directeurs
La position et l'image dé la Suisse dans le monde sont-elles en train de subir une mutation radicale? L'attitude de la Suisse elle-même dans les relations internationales n'est-elle pas à la veille de se modifier profondément? Deux séries principales d'événements permettent de poser ces questions: d'une part les actes de violence dont la Suisse a été soudainement victime depuis 1969 — attentat de Kloten, affaires de Würenlingen et de Zerka, enlèvement de l'ambassadeur Bucher — atteintes venant du monde extra-européen, souvent très peu familiarisé avec la neutralité suisse et qui ont affecté profondément voire traumatisé la population; d'autre part le processus d'intégration européenne qui, malgré son déroulement pacifique et plus ou moins prévisible, place la Suisse devant des options aussi difficiles que capitales pour sa neutralité et ses institutions.
L'analyse des relations de la Suisse avec l'Europe et les pays extra-européens d'une part, de ses missions traditionnelles — mission de paix, mission humanitaire, pratique du droit d'asile — de l'autre, recoupent des thèmes constants qui, au lieu d'être repris chaque fois, peuvent avantageusement être abordés au préalable. Il s'agit non seulement des principes fondamentaux qui régissent la politique étrangère suisse — neutralité, universalité, solidarité — mais encore de certaines conditions dans lesquelles elle s'exerce: modes de participation du peuple, rôle du personnel politique et diplomatique. Quant à la Cinquième Suisse, facteur primordial de la présence du pays dans le monde, mais aussi partie intégrante de la politique helvétique, elle couronnera comme précédemment ce tour d'horizon annuel
[1].
Les violentes critiques dont le pays a été l'objet dans le monde extra-européen depuis 1969, la formation de l'Europe, la parution du rapport Bonjour, le cinquantenaire de l'entrée du pays dans la Société des Nations, autant de faits qui ont relancé vigoureusement en 1970 la discussion des principes fondamentaux de la politique étrangère suisse
[2]. La neutralité a-t-elle encore sa valeur? N'a-t-elle pas besoin d'être revalorisée ? Faut-il la remettre en cause globalement ou y a-t-il seulement divorce entre sa conception et sa pratique? A ces questions les réponses les plus diverses ont été données
[3]. Pour expliquer que la neutralité est devenue difficile non seulement à appliquer mais à comprendre, l'accent a été mis en particulier sur son évolution historique. Le phénomène de la guerre totale, par ses dimensions militaires, économiques et idéologiques, a compliqué la neutralité en la soumettant à de nouvelles exigences. La Seconde Guerre mondiale s'est terminée sans traité de paix liant l'ensemble des belligérants, et la communauté internationale vit dans un état imprécis de non-guerre qui rend difficile pour la Suisse la pratique de sa neutralité
[4]. Comme en 1969
[5], il a été souligné qu'il y avait une certaine incompatibilité entre solidarité et neutralité, cette dernière empéchant par exemple la Suisse d'adhérer sans réserve à l'ONU. Une adhésion avec réserve autoriserait d'ailleurs la Suisse à ne pas appliquer les sanctions militaires et économiques décidées à Manhattan à l'encontre de l'un ou l'autre de ses membres. Sous ce rapport la neutralité apparaîtrait même à la rigueur comme un obstacle à la paix, autrement dit contredirait l'une des principales vocations que la Suisse se veut d'assumer
[6]. Faut-il pour autant renoncer à la neutralité ? Nullement, affirment nos autorités qui ont avancé les arguments les plus classiques en sa faveur: nécessité de maintenir la cohésion interne d'un peuple que l'absence d'unité linguistique, culturelle et confessionnelle menace d'éclatement en cas de conflit, tradition historique, reconnaissance en droit international, conservation de la paix en Europe
[7]. Toutefois l'évolution considérée comme irréversible vers une intégration non seulement européenne mais mondiale est à l'origine de certaines déclarations non dénuées d'intérêt. N'étant qu'un moyen et non une fin en soi, la neutralité a été définie soit comme susceptible d'enrichissements infinis
[8], soit au contraire — pour le jour où l'Europe devenue empire politique sera à même d'assurer sa propre sécurité — comme simplement superflue
[9]. Entre ces deux voies passe celle du remaniement, de l'adaptation, de la révision plus ou moins profonde
[10]. Révision que beaucoup, dans l'immédiat, voudraient voir opérer dans le sens d'une neutralité plus active
[11]. Une constatation en effet: le dynamisme économique dont la Suisse fait preuve dans le monde contraste singulièrement avec la réserve qu'elle s'impose en politique étrangère.
L'application du principe d'universalité, corollaire de la neutralité, autorise aussi des réflexions de nature économique. Selon certains, le Conseil fédéral accorde trop d'importance aux intérêts commerciaux dans l'établissement des relations diplomatiques
[12]. D'autres se demandent si, au-delà du problème juridique que posent les pays partagés, la non-reconnaissance de la République démocratique allemande, du Vietnam du Nord et de la Corée du Nord n'est pas plutôt révélatrice de l'hésitation à nouer des liens avec des régimes d'obédience communiste. A vrai dire les deux explications se complètent, ce qui ne justifie en rien, souligne l'extrême-gauche, la discrimination qui résulte de cet état de fait
[13].
Le principe de solidarité enfin a été soumis à un examen particulièrement sérieux. Les actes de violence ont révélé à la Suisse l'existence d'une communauté de destin qui englobe tous les peuples de la terre et à laquelle aucun n'échappe plus. Cette solidarité inéluctable peut être ressentie négativement par un pays habitué à sa tranquillité et à son bien-être. Mais désormais vulnérable, il le sera d'autant plus que sa présence économique dans le monde se développera. Que lui reste-t-il à faire sinon à prendre ses responsabilités, quitter sa tour d'ivoire, se montrer plus disponible, bref développer rapidement et largement, aussi bien sur le plan de ses missions traditionnelles que sur celui de son intégration européenne et mondiale, l'authentique solidarité qu'il manifeste déjà de multiples façons?
[14].
L'une de ces façons réside dans les réactions spontanées des citoyens — il n'y a pas de neutralité morale — face aux événements étrangers qui ont dominé l'actualité. Les procès de Burgos et de Leningrad, les conflits du Proche-Orient et d'Asie du Sud-Est, les régimes politiques du Brésil et de l'Afrique du Sud constituent les faits qui ont eu, à part les événements de politique intérieure, le plus de retentissement en Suisse, soit qu'ils aient aussi frappé l'opinion mondiale, soit qu'ils aient concerné plus directement notre pays
[15]. Ils ont occasionné des actions aux formes les plus diverses, qui vont de la simple déclaration à la manifestation de rue en passant par la distribution et l'affichage de tracts, la conférence contradictoire ou l'exposé magistral, le recours à la presse, à la radio et à la télévision, la collecte de fonds, la lettre de protestation, la grève de la faim, le boycott des cours par étudiants et collégiens, etc. Leurs auteurs appartiennent à tous les horizons politiques, mais plus fréquemment à ceux de gauche. Les manifestations de rue sont toujours spectaculaires lorsqu'elles dégénèrent en heurts avec la police; le cas n'est pas rare pour celles qui se déroulent sans autorisation officielle et qu'organisent volontiers les milieux d'extrême-gauche. L'origine idéologique des meetings ne semble pas influer de façon déterminante sur leur ampleur, généralement faible: les participants se comptent plus souvent par centaines que par milliers. Il faut considérer aussi la nationalité de ces derniers et constater que les Suisses sont rarement seuls à descendre dans la rue
[16]. Quant aux convictions profondes qui les animent dans ces moments-là, elles semblent évidentes, bien qu'il ne faille pas exclure à priori la présence parmi eux d'un certain nombre de chahuteurs profitant de toutes les occasions pour satisfaire leur goût du vacarme et du désordre. Dans cette perspective, la fondation de groupements de soutien ou d'opposition à telle idée, tel régime, tel peuple exprime de façon plus engagée, et moins éphémère aussi, la volonté des membres qui en font partie
[17].
S'agissant de la tradition selon laquelle la politique étrangère est du domaine exclusif du Conseil fédéral, on doit se demander si les citoyens, désormais moins indifférents aux problèmes du monde, ne vont pas intervenir plus directement dans la conduite des affaires extérieures, en exigeant par exemple une extension du droit de référendum en matière de traités internationaux
[18]. Une telle démocratisation de la politique étrangère pose des problèmes. Au nom de l'efficacité, l'exécutif tient à garder la liberté d'action dont il dispose. Il craint aussi que le rôle d'animateur qu'il joue dans le sens d'une plus large ouverture aux organisations et conventions internationales ne soit freiné par la méfiance du peuple à leur égard, ainsi que par la difficulté pour le commun des citoyens à saisir toutes les données, notions et nuances dont sont faites la politique extérieure en général et celle de la Suisse en particulier
[19].
Sans se vouloir l'éducateur du peuple, le nouveau chef de notre politique étrangère a cependant entrepris de le familiariser avec quelquesuns des grands thèmes de l'heure: intégration européenne, aide au développement, ONU
[20]. Successeur de W. Spühler et socialiste comme lui, le conseiller fédéral Graber a appliqué une politique définie comme une continuité dans le mouvement
[21]. Le style, par contre, a passablement changé: il tient à la personnalité de M. Graber, Romand d'origine et de tempérament. Les critiques ne lui ont pas été épargnées durant cette année de rodage mais sa fermeté, cachée derrière une simplicité toute helvétique, et ses talents d'orateur lui ont permis de franchir les obstacles exceptionnellement nombreux et difficiles qui ont jalonné sa route en 1970
[22]. Eloges et reproches sont allés également à ses principaux collaborateurs; en outre, les remaniements de personnel intervenus durant l'année soit à Berne soit dans nos ambassades ont été jugés trop fréquents et trop nombreux. Le Conseil fédéral a rejeté ces critiques et affirmé que le séjour de nos diplomates à un même poste était en moyenne plus long que celui de leurs collègues étrangers: Toutefois il n'a pas nié l'existence de problèmes au niveau de la formation et des effectifs de l'appareil diplomatique en général
[23].
[1] Cf. APS, 1966, p. 32 s.; 1967, p. 43; 1968, p. 43; 1969, p. 51.
[2] Critiques: cf. infra, p. 43; intégration européenne: cf. infra, p. 38; rapport Bonjour: cf. infra, p. 161 s.; cinquantenaire (1920-1970): cf. infra, p. 47.
[3] Entre autres BN, 372, 5./6.9.70.
[4] NZZ, 375, 14.8.70; 482, 16.10.70.
[7] Déclaration suisse du 10 novembre 1970 à Bruxelles (Bund, 264, 11.11.70; infra, p. 76 ss.); conférence du président de la Confédération, M. Tschudi (TdG, 96, 25./26.4.70); conférence du conseiller fédéral Graber (TdG, 285, 5./6.12.70).
[8] Conférence de P. Dupont, ambassadeur de Suisse à Paris, devant l'Académie diplomatique internationale: GdL, 139, 18.6.70.
[9] Déclaration du conseiller fédéral Brugger (JdG, 301, 26./27.12.70).
[10] Conférence de l'ambassadeur A. Zehnder (GdL. 18, 23.1.70); conférence R. Deonna (lib., GE) (JdG, 290, 12./13.12.70); exposé de l'ambassadeur Weitnauer au Congrès d'automne de l'Union européenne de Suisse, Berne (GdL, 243, 19.10.70).
[11] Cf. entre autres, déclaration du Conseil suisse des associations pour la paix (GdL, 90, 20.4.70; NZZ, 180, 20.4.70).
[12] Commentaires sur une petite question Vincent (PdT, GE) et sur la réponse du Conseil fédéral, in Lb, 220, 22.9.70; NBüZ, 275, 23.9.70.
[13] VO, 218, 24.9.70; 277, 2.12.70.
[14] Tw, 47, 26.2.70; Weltwoche, 36, 4.9.70; BN, 374, 7.9.70; VO, 279, 4.12.70; NZZ, 605, 30.12.70.
[15] Burgos (procès de nationalistes basques) et Leningrad (procès de juifs); les deux procès et les manifestations qu'ils ont provoquées ont eu lieu à la même époque: TdG, 252, 28.10.70; 256, 2.11.70; 294, 16.12.70; 296, 18.12.70; 305, 30.12.70; NZZ, 573, 9.12.70; 582, 14.12.70; 590, 18.12.70; 603, 29.12.70; 605, 30.12.70; 607, 31.12.70; PS, 286, 12.12.70; 290, 17.12.70; 297, 28.12.70; VO, 250, 31.10.70; 252, 3.11.70; 277, 2.12.70; 290, 17.12.70; 293, 21.12.70; JdG, 292, 15.12.70; 297, 19./20.12.70; 300, 24./25.12.70; 301, 26./27.12.70; Bund, 282, 2.12.70; BN, 533, 17.12.70; Ostschw., 305, 31.12.70. Proche-Orient: TdG, 103, 4.5.70; NZZ, 91, 24.2.70; 204, 5.5.70; 256, 6.6.70; Tw, 112, 16./17.5.70; VO, 236, 15.10.70. Asie du Sud-Est: TdG, 106, 8.5.70; 113, 16./17./18.5.70; JdG, 111, 15.5.70; GdL, 107, 11.5.70; NZZ, 215, 12.5.70; 217, 13.5.70; VO, 106, 14.5.70; 121, 2.6.70; 125, 6.6.70; 236, 15.10.70. Brésil (torture): TdG, 252, 28.10.70; NZN, 233, 6.10.70; cf. infra, p. 49. Afrique du Sud: cf. infra, p. 41.
[17] Parmi les mouvements fondés soit en 1970, soit ces dernières années, citons l'Association suisse-arabe (NZ, 248, 4.6.70); l'Association Suisse-Israël (NZZ, 245, 31.5.70; 274, 17.6.70); l'Association Europe-Grèce (GdL, 104, 6.5.70) et le Comité suisse en faveur de la démocratie grecque (NZ, 72, 13.2.70); le Comité suisse d'action pour les Juifs d'Union soviétique (GdL, 68, 23.3.70; NZZ, 606, 30.12.70); les Amis de l'Algérie (GdL, 77, 4./5.4.70).
[18] Cf. Motions Hummler (rad., SG) au CN et Luder (rad., SO) au CE, acceptées par le CF: Délib. Ass. féd., 1969, II, p. 32 s. et p. 51; 1970, I, p. 42 s. Cf. JdG, 60, 13.3.70; NZZ, 120, 13.3.70. Discussion générale du problème: NZZ, 99, 1.3.70; BN, 13, 10./11.1.70; Lb, 68, 24.3.70; GdL, 272, 21./22.11.70.
[19] Cf. APS, 1969, p. 40. Résultats de l'examen pédagogique des recrues 1968 (Vat., 170, 25.7.70).
[20] TdG, 290, 11.12.70; NZ, 573, 11.12.70; Bund, 290, 11.12.70; VO, 286, 12.12.70.
[21] Sonntags-Journal, 365, 6.9.70. Cf. aussi TLM, 44, 13.2.70; Tw, 25, 31.1./1.2.70; GdL, 29, 5.2.70.
[22] TdG, 235, 9.10.70. Cf. aussi NZ, 224, 21.5.70; GdL, 283, 4.12.70; JdG, 115, 21.5.70; 235, 9.10.70.
[23] Eloges: NZZ, 396, 27.8.70; Weltwoche, 36, 4.9.70. Critiques: Vat., 245, 22.10.70. Petite question Ziegler et réponse du Conseil fédéral: TdG, 227, 29.9.70.
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