Année politique Suisse 1971 : Allgemeine Chronik / Schweizerische Aussenpolitik
 
Europe
Certains grands principes de la politique étrangère helvétique apparaissent difficilement conciliables avec le processus, quasi irréversible, de l'intégration européenne. La neutralité pose la question aigue des rapports politiques avec la CEE; les aspects économiques de l'intégration se heurtent à la doctrine et à la pratique, chères à la Suisse, de l'universalisme des relations commerciales; l'Europe sociale enfin fait appel à une certaine conception de la solidarité. Un exposé succinct des événements tels qu'ils se sont déroulés en 1971 dans le domaine de l'intégration précédera le développement de ces trois points.
Alors que le Danemark, la Grande-Bretagne, l'Irlande et la Norvège négociaient leur adhésion à l'Europe des Six, les pourparlers exploratoires entre la Commission des Communautés européennes et les pays membres de l'AELE non candidats à l'adhésion — Autriche, Finlande, Irlande, Portugal, Suède et Suisse — commencés le 16 décembre 1970, se sont poursuivis à Bruxelles durant les premiers mois de 1971 [26]. Deux séries de rencontres eurent lieu. La première, consacrée à l'examen des faits (fact finding), permit à la Suisse d'élucider sa déclaration du 10 novembre 1970. La seconde, le 22 février, vit la création de trois groupes de travail, dont deux pour le trafic des marchandises' (industrielles d'une part, agricoles d'autre part), le dernier pour les autres domaines. Le 16 juin, la Commission présenta, à titre de solution aux rapports à établir entre la CEE et les six pays, l'alternative que voici : soit un statu quo pendant deux ans, laps de temps qui permettrait d'élaborer un règlement définitif; soit la création de zones de libre-échange limité aux produits industriels. Cette seconde solution rallia l'unanimité des parties en présence, le Conseil fédéral souhaitant toutefois, dans une déclaration en date du 21 juin, étendre la collaboration à d'autres domaines. Donnant suite au postulat Beck (ZH) de 1967 et à la motion Furgler (pdc, SG) de 1968, notre exécutif fit en outre le point de la situation dans un rapport en date du 11 août [27]. Sans rien contenir d'essentiellement neuf, ce texte a été salué comme une « base de documentation et de discussion sérieuses et objectives » [28]. Il présente la CEE actuelle comme principal catalyseur de l'intégration en Europe, décrit les organes et les fonctions du Marché commun, dresse ensuite le bilan de l'expérience suisse au sein de l'AELE pour en venir finalement aux raisons qui, d'une part, poussent notre pays à participer à l'édification de la future Europe et qui, d'autre part, limitent cette participation. Quant aux événements ultérieurs au rapport, deux sont à signaler: le 28 octobre, décision du Gouvernement britannique d'adhérer au Marché commun; le 3 décembre, ouverture des négociations définitives entre la Suisse et la CEE [29].
L'étroite imbrication des intérêts économiques et politiques confère à toute perspective d'accord avec le Marché commun une importance qui déborde largement, pour la Suisse en tout cas, le cadre purement commercial des objets à négocier. Petit Etat neutre régi par des institutions de démocratie en partie directe, la Suisse se doit de considérer sa position du double point de vue intérieur et extérieur. Le Conseil fédéral envisage en conséquence l'établissement de « liens particuliers » avec la future Europe des Dix. Pour lui, les « finalités politiques » de la CEE représentent, du point de vue de la neutralité, le principal obstacle à une adhésion. Il affirme toutefois l'identité des objectifs politiques de la Communauté et de la Suisse, à savoir la volonté de contribuer à la détente internationale et à la compréhension entre les peuples. En ce qui concerne la structure interne du pays, toute formule d'adhésion ou d'association signifie, aux yeux de notre gouvernement, que le peuple serait amené dans certains domaines — politique étrangère, économie interne — à abandonner ses prérogatives traditionnelles, initiative et référendum. Mais là encore, il souligne la nécessité d'examiner si nos institutions nationales correspondent encore aux exigences de notre temps [30].
La position du Conseil fédéral n'a suscité ni condamnation formelle ni enthousiasme délirant. Approbation tacite ou opposition latente ? Malgré la parution d'une littérature relativement abondante [31], la masse des citoyens ne semble pas avoir encore pris conscience des options fondamentales qui se préparent [32]. Les partis politiques eux-mêmes se sont montrés très discrets, sinon muets. Seul jusqu'ici à avoir élaboré un rapport sur l'intégration, le Parti libéral démocratique suisse s'est d'ailleurs rallié à la marche suivie par le gouvernement [33]. Quelques-unes des formations qui, au cours de cette année électorale, ont parlé de politique étrangère dans leurs programmes d'action ont adopté la même attitude positive [34]. A leur session d'automne, les Chambres ont approuvé le rapport gouvernemental du 11 août [35]. Manifestement, chacun attend les résultats concrets des négociations, ouvertes le 3 décembre à Bruxelles, pour se prononcer plus clairement. Toutefois, le problème de l'adhésion à long terme, qu'il soit ou non assorti de réserves, oppose déjà partisans et adversaires. Parmi ces derniers figurent le Parti des paysans, artisans et bourgeois ainsi que les républicains et, à l'autre extrême, les communistes. Les partisans comptent pour l'heure le Parti démocrate-chrétien, l'Union européenne de Suisse et certains milieux universitaires. Les enquêtes d'opinion menées au moment des élections auprès des candidats aux Chambres fédérales ont toutes produit des majorités favorables à l'adhésion [36]. Le principal argument de ses partisans consiste à avancer que le refus d'adhérer, loin d'assurer l'indépendance recherchée, ne ferait qu'entraîner une dépendance de fait découlant de l'application de mesures communautaires décidées en l'absence de la Suisse. Quant aux réactions de l'étranger, deux d'entre elles, diamétralement opposées, ont retenu l'attention: celle de l'URSS qui, par le truchement de la Pravda, ne voit aucune possibilité pour une Suisse intégrée de rester neutre; et celle de la France pour qui cette neutralité est jugée tout à fait compatible avec une collaboration entre la Suisse et la future Europe [37].
Malgré leurs prolongements politiques, les négociations de Bruxelles sont restées essentiellement économiques et plus précisément commerciales. La Suisse et le Marché commun ont, tous deux, intérêt à négocier un rapprochement: 59 % des exportations helvétiques sont allées en 1970 vers les dix futurs membres de la CEE et 77 % des importations en Suisse proviennent de ces mêmes pays. Autrement dit, si notre pays est petit, il est cependant bon candidat parce que bon client. D'autre part, l'évolution économique des deux partenaires tend, non à diverger, mais à converger, le rôle de l'Etat étant considéré de part et d'autre comme régulateur et non comme dirigiste. Le danger d'isolement de notre pays et la solidarité économique effective qui le lie au Marché commun sont des raisons supplémentaires pour transformer cette intégration de fait en une intégration de droit. Mais la Suisse n'entend pas renoncer à des traditions qui ont fait le succès de sa politique commerciale: universalisme de ses relations d'affaires, fidélité au libre-échange, autonomie de son pouvoir de décision. Ces principes qui inspirent la déclaration de Bruxelles du 10 novembre 1970 expliquent le choix opéré en 1971 en faveur d'une zone de libre-échange avec la CEE. N'étant pas une union douaniére, elle laisse toute liberté à la Suisse dans ses rapports commerciaux avec les pays tiers. Limitée aux produits industriels, elle ne grève pas l'agriculture nationale. La Suisse aspire pourtant à instituer un « volet agricole » avec son futur partenaire. Elle tient également à surmonter les multiples difficultés apparues lors des négociations et touchant aussi bien certains secteurs particuliers comme les transports, l'industrie horlogère et la main-d'oeuvré étrangère, que divers problèmes relatifs d'une part aux règles d'origine et de concurrence, d'autre part à des clauses de sauvegarde pour le cas où l'un des deux partenaires serait lésé dans ses intérêts. La Suisse désire encore accroître sa collaboration dans les problèmes dits de la deuxième génération (technologie, recherche, environnement, politique industrielle, conjoncturelle et monétaire). Elle aura ainsi à coeur de faire insérer, dans l'accord à passer, une clause de développement rendant ce dernier «évolutif ». La séance d'ouverture du 3 décembre 1971 lui a déjà permis d'obtenir des assurances sur ce point [38].
Malgré la rareté des réactions, la manière dont nos autorités ont mené leurs négociations commerciales a obtenu, semble-t-il, un assez large appui dans l'opinion helvétique. L'attitude des milieux économiques est ici capitale. L'Union suisse des paysans s'est déclarée entièrement satisfaite de la protection garantie à l'agriculture. Grâce à une enquête approfondie auprès de ses membres, le Vorort de l'Union suisse du commerce et de l'industrie a pu annoncer dès le mois de mai sa préférence pour une Zone de libre-échange industrielle. Indirectement l'Union suisse des arts et métiers, par la voix de son directeur, Otto Fischer, a également approuvé la solution préconisée par le gouvernement, mais a rejeté le caractère «évolutif» du futur accord. En revanche, cette clause de développement rallie, à en croire une enquête d'opinion, un nombre très élevé de personnalités politiques de tous les partis [39].
De l'avis général, l'Europe des marchands et des marchandages ne devrait pas faire oublier l'Europe sociale, celle de la Convention des droits .de l'homme et de la Charte sociale. Le fait que la Suisse n'ait encore signé ni l'une ni l'autre a suscité quelques préoccupations dans le pays. Une prise de conscience s'est effectuée et les déclarations en faveur de leur signature 'se sont multipliées [40]. La motion Muheim (pss, LU), présentée en 1970, demandait au Conseil fédéral de déterminer sous quelles conditions la Suisse pourrait signer la Charte sociale du Conseil de l'Europe. Les réserves formulées ont décidé les Chambres à ne l'adopter définitivement que sous forme de postulat [41]. La Convention européenne des droits de l'homme a également fait l'objet d'une motion demandant de la signer et de la soumettre à ratification. Il en a été question plus haut [42]. L'Union européenne de Suisse s'est penchée, lors de son congrès annuel, sur les grands problèmes de l'Europe sociale. Elle a demandé, dans une résolution, que la Suisse adhère à la Convention européenne sur les travailleurs migrants. De son côté, le Conseil fédéral a signé la Convention, européenne également, relative à l'adoption des enfants [43].
 
[26] Pour un résumé de la phase exploratoire, cf. 83e rapport du CF à l'Assemblée fédérale sur les mesures de défense économique...: FF, 1971, I, p. 631 ss. Cf. aussi APS, 1970, p. 38.
[27] L'évolution de l'intégration européenne et la position de la Suisse, annexe au 83e rapport...: FF, 1971, II, p. 646 ss. Motion et postulat: ibid.,p. 644 s. en outre, APS, 1968, p. 38 s. (motion).
[28] Europa, 38/1971, no 9, p. 4.
[29] Cf. la presse des 29.10. et 4-6.12.71.
[30] Pour une description plus détaillée de la position du CF, cf. FF, 1971, II, p. 749 ss. Cf. aussi APS, 1970, p. 38.
[31] Cf. entre autres FRANKLIN CORDEY, La Suisse face au Marché commun, Mythes et réalités, Lausanne 1971; CHRISTIAN DOMINICÉ u. a., Die Schweiz vor der Frage der Integration, Drei Referate, Zürich 1971; JEAN PERNET, Die schweizerische Neutralität im Hinblick auf einen Beitritt zur EWG, Bruges 1971; MAX WEBER, « Die Schweiz vor der EWG », in Die Zukunft im Angriff, Die Schweiz auf dem Weg ins 21. Jahrhundert, Hrsg. A. Gloor, Frauenfeld 1971, p. 242 ss.
[32] Dans une interview, le CF Celio a déclaré en substance que le peuple suisse n'avait pas encore compris qu'une Europe nouvelle se faisait: GdL, 2, 5.1.71.
[33] Perspectives de l'intégration européenne du point de vue suisse, rapport adopté par le Comité central de l'Union, le 21.9.71.
[34] PDC, Programme d'action 71, p. 52, thèse 148; Union libérale démocratique suisse, Manifeste, GdL, 149, 30.6.71.
[35] Bull. stén. CN, 1971, p. 1088 ss.; Bull. stén. CE, 1971, p. 543 ss.
[36] PAB: Programme d'action 1971-1975, p. 13. Républicains: Der Republikaner, 6, 29.4.71. PdT: Thèses programme, thèse 33, in VO, 103, 7.5.71. PDC: Programme d'action 71, p. 52, thèse 148. Union européenne: Europa, 38/1971, no 7/8, p. 6. Universitaires: Neutralität (Dossier Schweiz), p. 68 ss. (H. Ch. Binswanger, Saint-Gall); Europa, 38/1971, no 2, p. 9 s. (Ch. Dominick, Genève); GdL, 271, 20./21.11.71 (H. Rieben, Centre de recherches européennes, Lausanne); Europa, 38/1971, no 1, p. 2 ss. (A. Riklin, Saint-Gall). Enquêtes d'opinion: Europa, 38/1971, no 11/12, p. 2 s. (76 % de oui); TdG, 238, 13.10.71; Lib., 23, 27.10.71.
[37] Position soviétique (officieuse): NZZ, 9, 7.1.71; SJ, 5, 30/31.1.71. Position française (officieuse aussi): JdG, 215, 16.9.71.
[38] Sur l'ensemble des négociations commerciales, cf. FF, 1971, II. p. 742 ss. Cf. APS, 1970, p. 76 s.
[39] USP: NZZ, 321, 14.7.71. Vorort: Wirtschaftspolitische Aspekte der Europäischen Integration aus schweizerischer Sicht, Ergebnisse einer Untersuchung des Vororts des SHIV, Zürich 1971. USAM: Schweiz. Gewerbe-Zeitung, 40, 1.10.71 (article d'O. Fischer). Sondage: Europa, 38/1971, no 11/12, p. 2s.
[40] Se sont prononcés en faveur des deux Conventions: les Partis démocrate-chrétien (Programme d'action 71, thèse 149) et socialiste (Manifeste 1971), l'Union européenne de Suisse (Europa, 38/1971, no 4, p. 5) et la Société suisse des étudiants (Civitas, 27/1971-72, p. 45 s.). Les socialistes-libéraux ont préconisé la signature de la seule Convention européenne des droits de ('homme: NZZ, 136, 23.3.71. L'enquête de l'Union européenne auprès des candidats au CN a donné les résultats suivants: pour la Convention des droits de l'homme, 92 % de oui; pour la Charte sociale, 84 % de oui (Europa, 38/1971, p. 2 s.).
[41] Bull. stén. CN, 1971, p. 304 ss. Voir aussi APS, 1970, p. 39; Europa, 38/1971, no 11 /12, p. 6 s.
[42] Cf. supra, p. 15.
[43] Congres de l'Union européenne: Europa, 38/1971, no 11/12, p. 7. Adoption des enfants: message du CF, in FF, 1971, I, p. 1208 ss.