Année politique Suisse 1972 : Allgemeine Chronik / Schweizerische Aussenpolitik / Europe
Entourées d'une discrétion dont la presse s'est parfois plainte,
quatre rondes principales de négociations se sont tenues en 1972 à Bruxelles entre les représentants de la Suisse et des Communautés européennes : les 17 et 18 mars, le 15 mai, le 7 juin et le 5 juillet. Une dernière réunion plénière, tenue le 17 juillet, a clôturé la phase des pourparlers définitifs, engagés le 3 décembre 1971
[10]. Bien que les tractations aient été très serrées, la Suisse est cependant apparue, sur l'ensemble des Etats négociant dans la capitale belge, comme celui y ayant éprouvé le moins de difficultés. Elément qui n'a, aux yeux de l'opinion et de nos gouvernants, diminué en rien les qualités et mérites de notre principal négociateur, l'ambassadeur Jolies, considéré désormais, par d'aucuns, comme « huitième conseiller fédéral »
[11]. Les points chauds ou durs des discussions ont touché essentiellement : les produits dits sensibles (horlogerie, industrie forestière, produits agricoles transformés), les règles d'origine, les achats publics, les clauses de sauve-garde et d'évolution, la main-d'oeuvre étrangère. Selon certains, cette dernière question a failli, un mòment, bloquer les tractations. Le procès-verbal italo-suisse, conclu à Rome en juin, les aurait « dégelées ». Un autre accord, horloger celui-là, a été signé entre la Suisse et la CEE le 20 juillet. Le « volet agricole », initialement souhaité par notre pays (remplacement des accords bilatéraux par un arrangement avec les Communautés), a été en définitive abandonné, faute d'un terrain d'entente. Il en a été de même d'un droit de codétermination du développement de l'intégration européenne auquel notre délégation aspirait aussi, du moins sous certaines formes particulières
[12].
Le
double accord de libre-échange helvéto-européen — avec la CEE d'une part, la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) d'autre part — a été signé à Bruxelles le 22 juillet. Conçu dans les mêmes termes que ceux passés par l'Autriche et la Suède (les trois pays neutres s'étaient concertés), son entrée en vigueur a été fixée au 1er janvier 1973. La suppression des droits de douane s'opérera en cinq étapes de 20 %, s'échelonnant du 1er avril 1973 au 1er juillet 1977. Il n'est pas d'exceptions permanentes : seuls quelques rares produits (papier et certains métaux) seront soumis à une démobilisation tarifaire plus lente. Au total, 90 % des exportations industrielles suisses vers la CEE élargie sont couverts par l'accord. Des clauses de sauvegarde ont été prévues pour pallier d'éventuelles et graves difficultés résultant du libre-échange. Elles ne seront cependant invoquées qu'après consultation réciproque menée au sein d'un comité mixte composé de représentants des deux parties et chargé, en outre, de la gestion générale de l'accord, celui-ci étant d'ailleurs dénonçable moyennant préavis d'un an
[13].
Salué d'une part comme s'inscrivant dans la logique de l'histoire économique européenne d'après-guerre, à savoir une libéralisation et une multilatéralisation croissantes des échanges internationaux, d'autre part comme préservant les intérêts de la Suisse — agriculture, marché du travail, droit cartellaire, mais aussi neutralité, démocratie directe, fédéralisme et entière liberté commerciale vis-à-vis des pays tiers — l'accord a été accueilli avec satisfaction dans la plupart des milieux économiques et politiques comme par la masse des citoyens dont plus de 50 %, selon des sondages d'opinion, approuvaient dès l'été la formule de libre-échange
[14]. Seule la presse d'extrême-droite et d'extrême-gauche l'a dénoncé, y voyant la première pièce du dangereux engrenage qui, selon elle, mènera tôt ou tard la Suisse à la perte de son identité nationale, de sa neutralité notamment
[15]. C'est dire la portée hautement politique conférée à la signature d'un document à teneur pourtant exclusivement économique.
La dualité et l'imbrication de l'économique et du politique se sont de fait trouvées au centre du débat qui s'est instauré autour de la procédure de
ratification de l'accord. Etant donné que le document contenait une clause de résiliation et qu'il n'affectait en rien l'ordre constitutionnel (neutralité, démocratie directe, etc.), il n'était pas obligatoire de recourir au peuple. Les partisans d'une consultation soulignèrent cependant l'importance politique de l'acte gouvernemental, tandis que les adversaires, raisonnant en juristes, voulaient éviter un précédent qui faisait du référendum un plébiscite
[16]. Dès la première heure partisan de la votation, le Conseil fédéral, fidèle à ses promesses — déclaration de Bruxelles du 10 novembre 1970 et rapport sur les Grandes lignes du 13 mars 1972 — proposa aux Chambres dé soumettre l'accord au peuple. A une forte majorité — 122 voix contre 32 — le Conseil national embrassa les vues gouvernementales et vota le texte et ses compléments par 159 voix contre 8 tout en adoptant un amendement Aubert (lib., NE) prévoyant de soumettre à sanction populaire les modifications ultérieures qui toucheraient à la Constitution fédérale. Deux jours plus tard, le 27 septembre, le Conseil des Etats approuvait à son tour les accords de Bruxelles, mais créait la surprise en repoussant la procédure référendaire par 19 voix contre 18. Bien que les députés aient fait prévaloir, dans leurs débats, des arguments d'ordre constitutionnel, il faut remarquer que la veille, le 26, la Norvège, en votation nationale précisément, avait refusé son adhésion à la CEE. Par la suite, la Chambre du peuple ayant maintenu sa première décision, celle des Etats finit par se rallier, le 3 octobre, jour même où le Danemark votait son entrée dans le Marché commun, aux vues des conseils national et fédéral. Notons encore que dès l'été, 78 % de l'opinion s'était prononcé en faveur d'une consultation populaire
[17].
La
campagne référendaire fut marquée par un engagement gouvernemental prononcé. Une version condensée du message du Conseil fédéral relatif aux accords fut envoyée à chaque citoyen. La plupart des membres du gouvernement et de hauts fonctionnaires de l'Administration fédérale s'appliquèrent à démontrer les avantages de la solution choisie, moyen terme entre une intégration complète à la CEE et une abstention systématique
[18]. Un point, celui de la clause d'évolution (article 32), fut particulièrement discuté, bien que déjà acquis dès l'été dans l'opinion publique (62 % des citoyens interrogés déclarèrent l'accepter
[19]). « Ce n'est pas l'accord qui est évolutif, mais nos relations avec la Communauté » , déclara l'ambassadeur Jolies, précisant que le texte en soi formait un tout
[20]. Les assurances données ont pu l'être d'autant plus aisément que, si la Suisse en effet avait d'abord projeté de donner à la clause un contenu plus substantiel, elle a fini néanmoins par faire marche arrière
[21]. Le problème de la main-d'oeuvre étrangère i ut également agité et, en août déjà, la Chancellerie fédérale dut démentir formellement à ce sujet les allégations de James Schwarzenbach (mna, ZH) sur un prétendu traité secret entre la Suisse et la CEE
[22]. En vue du 3 décembre, les militants du « non » se recrutèrent essentiellement dans les formations d'extrême-droite (AN, MNA, Vigilance) et d'extrême-gauche (PdT, Organisations progressistes POCH) ainsi que dans quelques partis et mouvements cantonaux (par exemple l'UDC vaudoise, le Mouvement social indépendant du Valais, le Neue Demokratische Bewegung du canton de Zurich)
[23]. Tous les grands partis, de même que l'Alliance des indépendants, les libéraux et les évangéliques se prononcèrent pour le « oui ». Les socialistes genevois laissèrent cependant la liberté de vote. Parmi les organisations économiques et syndicales, la plupart se déclarèrent favorables à l'accord. Quelques dissonances se firent entendre dans les milieux ruraux : un comité d'action paysanne et l'Union des producteurs suisses, dissidence de l'Union suisse des paysans, firent campagne contre l'accord
[24].
Le verdict du souverain fut sans appel et
l'accord adopté par 72 % des suffrages, soit 1.344.994 « oui » contre 509.891 « non ». La participation, bien que modeste (52 % ; inscrits : 3.628.891) a été supérieure aux dernières votations
[25]. Les vainqueurs se félicitèrent d'un succès que les sondages d'opinion n'avaient pas prévu aussi net. Quant aux vaincus, ils déplorèrent une décision dont la conséquence prévisible sera l'inflexion des échanges commerciaux, les extrémistes de gauche condamnant leur intensification en direction des pays capitalistes, ceux de droite en direction des pays socialistes (en fonction de l'ouverture à l'Est préconisée par nos autorités comme politique fédérale d'équilibre et de neutralité)
[26]. Précisons que l'URSS, bien que préoccupée de l'option helvétique, n'a élevé contre elle aucune protestation officielle.
La CEE s'est élargie aux dépens de l'Association européenne de libre-échange. réduite à sept membres par le départ de la Grande-Bretagne et du Danemark. Il n'y a pas eu rupture, la libre circulation des marchandises étant maintenue entre les neuf anciens partenaires. La «
petite AELE », consciente toutefois de son affaiblissement, a tenu à réaffirmer son maintien et sa cohésion. Réuni à Genève en mai et à Vienne en novembre, le Conseil des ministres des pays membres s'est dit convaincu du rôle que l'Association avait encore à jouer dans les relations économiques internationales, notamment dans son affrontement avec le Marché commun dans la perspective de l'application des traités conclus durant l'année entre ce dernier et les pays non-candidats à l'adhésion
[27].
[10] Mars : TLM, 77, 17.3.72 ; 78, 18.3.72 ; NZ, 130, 19.3.72. Mai : GdL, 113, 16.5.72 ; NZZ, 227, 17.5.72. Juin : GdL, 132, 8.6.72 ; NZZ, 263, 8.6.72. Juillet : GdL, 156, 6.7.72 ; NZZ, 311, 6.7.72. Réunion plénière : JdG, 166, 18.7.72 ; NZZ, 330, 18.7.72. Pour 1971, cf. APS, 1971, p. 46 ss.
[11] Facilité et difficulté des négociations : NBüZ, 182, 9.6.72 ; TLM, 160, 8.6.72. Jolles : TG, 170, 22/23.7.72.
[12] Sur l'ensemble de la négociation, cf. Message du CF relatif à l'approbation des Accords entre la Suisse et les Communautés européennes, in FF, 1972, I, no 41, p. 659 ss. Cf. aussi conférence de presse du CF Brugger : GdL, 170, 22/23.7.72 ; NZZ, 339, 23.7.72. Sur le danger de « gel » et l'accord italo-suisse, cf. JdG, 166, 18.7.72. Cf. aussi infra, p. 115. En ce qui concerne la codétermination (gestaltende Mitwirkung), le Conseil fédéral avait renoncé dès 1971 à un a droit général » (FF, 1971, II, p. 764 ; cf. aussi Jörg Thalmann, op. cit., p. 150 s.).
[13] Texte de l'accord : RO, 1972, no 54, p. 3169 ss. Signature et commentaires : cf. l'ensemble de la presse à partir du 24.7.72, ainsi que Europa, 1972, no 7/8, p. 1 ss.
[14] Milieux industriels : Tat, 174, 26.7.72 ; Domaine public, 200, 26.10.72. USP : GdL, 173, 26.7.72. USS : GdL, 175, 28.7.72. Milieux politiques : cf. infra, p. 39. Union européenne de Suisse : Europa, 1972, no 9, p. 2 ss. Milieux bancaires : TG, 203, 30.8.72. Consommateurs : NZZ, 382, 17.8.72. Sondages : L'attitude des Suisses..., tabl. A ; Daniel Frei, Motive für und wider die EG, Ergebnisse einer nichtrepräsentativen Untersuchung im Rahmen der mündlichen pädagogischen Rekrutenprüfungen 1972, Zürich 1972 (multigr.), p. 5. Analyse de l'accord : cf. entre autres NZZ, 332, 19.7.72 ; 410, 413, 417, 424, 427, 430, 433, 437, 440, 447, 3-25.9.72 ; GdL, 268-270, 15-17.11.72 ; 278, 27.11.72 ; Schweizer Monatshe/te, 52, 1972-73, p. 403 ss. Sur l'intégration suisse à la CEE en général, cf. notamment Schweizer Rundschau, 71/1972, p. 169 ss. ; p. 350 ss.
[15] Der Republikaner, 11, 4.8.72 et nos suivants ; Volk + Heimat, 10, oct. 72 et nos suivants ; VO, 170, 25.7.72.
[16] Les termes de la controverse sont exprimés notamment dans GdL, 135, 12.6.72 ; 161, 12.7.72 ; TLM, 239, 26.8.72 ; Europa, 1972, no 3, p. 1. Parmi les adversaires, citons : le groupe parlementaire de l'Alliance des indépendants (GdL, 220, 20.9.72) et l'ex-CF Max Weber (NZZ, 328, 17.7.72). Articles de presse contre la votation : GdL, 166, 18.7.72 (D. Schindler).
[17] CF : APS, 1970, p. 38 (Bruxelles) ; FF, 1972, I, no 15, p. 1032 (Grandes lignes) ; FF, 1972, II, no 41, p. 724 ss. (proposition formelle). CN : BO CN, 1972, p. 1513. CE : BO CE, 1972, p. 657 et 664. Sondage : L'attitude des Suisses..., tabl. 25. Au Danemark, des enquêtes prévoyaient l'issue positive du scrutin.
[18] cf. notamment les discours des CF Brugger (Documenta, 1972, no 7, p. 18 ss), Furgler (ibid., no 6, p. 37 s. ; no 7, p. 2 s. ; no 9, p. 2 ss.), Graber (ibid., no 6, p. 26 s. et no 9, p. 19 ss.) et Tschudi (ibid., no 7, p. 40) ainsi que des ambassadeurs Jolles (ibid., no 5, p. 38 ss. ; no 7, p. 11 ss.) et I.anguetin (ibid., no 8, p. 2 ss.).
[19] L'attitude des Suisses..., tabl. 18.
[20] Conférence du 13.9.72 à Lausanne : Documenta, 1972, no 5, p. 40.
[22] NZ, 338, 31.8.72 ; TG, 204, 31.8.72.
[23] AN : GdL, 220, 20.9.72. MNA : NZZ, 518, 6.11.72. Vigilance : JdG, 240, 13.10.72. PdT : VO, 246, 23.10.72. POCH : NZZ, 546, 22.11.72. UDC VD : GdL, 264, 10.11.72. MSI VS : TLM, 320, 15.11.72. NDB : NZZ, 563, 1.12.72.
[24] PDC : GdL, 260, 6.11.72. PRDS : GdL, 266, 13.11.72. PSS : Tw, 232, 3.10.72. UDC : NZZ, 506, 30.10.72. Alliance des indépendants : NZ, 413, 5.11.72. Libéraux : JdG, 272, 20.11.72. Evangéliques : NZZ, 506, 30.11.72. PS GE : JdG, 262, 8.11.72. Comité paysan : NZZ, 506, 30.10.72. UPS : NZZ, 524, 9.11.72. Le Parti fédéraliste européen a suggéré le lancement d'une initiative populaire en faveur de l'adhésion pure et simple de la Suisse à la CEE : Europa, 1972, no 11/12, p. 3.
[25] FF, 1973, I, no 4, p. 76.
[26] Idées déjà exprimées durant la campagne référendaire.
[27] Genève : NZZ, 208, 5.5.72 ; TG, 105, 5.5.72. Vienne : NZZ, 536, 16.11.72 ; 538, 17.11.72 ; GdL, 270, 17.11.72 ; TG, 270, 17.11.72. Déclaration suisse à Vienne : Documenta, 1972, no 9, p. 17 s.
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