Année politique Suisse 1973 : Allgemeine Chronik / Landesverteidigung / Défense nationale et société
L'un des problèmes fondamentaux se ramène à ce qu'on peut appeler la socialisation de la défense nationale. Il sera question plus bas des rapports entre l'armée et la jeunesse d'une part, de la place de la femme dans la défense d'autre part. Il s'agit pour l'instant d'une question à la fois plus générale et plus particulière qui a trait à la nature et au rôle respectif des deux secteurs de la défense : la défense civile et la défense militaire. La première, que l'on peut inclure dans ce que certains appellent précisément « défense sociale » et qui comporte trois des quatre piliers de la forteresse (protection civile, défense nationale économique et défense psychologique), n'est que le parent pauvre de la seconde, l'armée, conçue comme pilier central, et absorbant bon an mal an environ 90 % des dépenses totales de la défense
[11]. Il n'est pas exagéré de voir dans cette disproportion l'une des causes profondes du malaise qui règne dans l'opinion à l'endroit de l'armée. Celle-ci a sans doute des besoins considérables, vu ses tâches, mais elle ne protège qu'elle-même, dit-on. Or, ajoute-t-on, la dernière guerre mondiale et les conflits plus récents (Corée, Vietnam, Proche-Orient) ont montré que, numériquement, leur principale victime était, et de loin, la population civile. La primauté accordée à la défense militaire apparaît ainsi à beaucoup comme un critère périmé et l'armée comme un domaine indûment privilégié voire comme une institution suspecte au service d'une caste de militaires surtout imbus de leur importance. Un sondage d'opinion, représentatif de la région lausannoise, a montré l'évidente priorité conférée actuellement par le citoyen aux divers secteurs de la défense civile sur l'armée
[12]. Le modeste résultat qu'a remporté la
pétition « pour une armée forte » confirme cette tendance. Ses responsables ont déclaré eux-mêmes que l'argument fondé sur les conséquences effroyables de la guerre — celle du Vietnam notamment — pour les populations civiles avait dicté l'attitude de réserve ou d'hostilité de nombre de citoyens envers la pétition
[13]. Signalons à ce propos la surprise de l'opinion à l'annonce du chiffre de signatures recueillies : 245 338 seulement. Les promoteurs, qui en espéraient au moins le double et avaient obtenu l'appui de nombreux comités de patronage
[14], n'ont pas caché leur déception. M. Gnägi, chef du DMF, s'est montré beaucoup plus positif : compte tenu des conditions dans lesquelles la collecte des signatures a été effectuée — les organisateurs auraient fait preuve, selon lui, d'amateurisme — il faut parler, non de piètre résultat, mais de franc succès
[15].
Dans la tentative de redéfinition de l'importance respective des piliers de la défense, les positions des antagonistes sont les plus variées. Si les milieux militaires sont unanimes dans leur volonté de maintenir le primat de l'armée, de profondes divergences opposent les milieux politiques. Tandis que les partis de gauche, socialiste et communiste, ne cessent de dénoncer le montant, trop élevé à leur avis, de la part du budget fédéral affectée au secteur militaire, les formations bourgeoises, faisant écho aux responsables de l'armée, non seulement s'inquiètent de la diminution, d'année en année, du pourcentage des dépenses publiques consacrées à la défense — 37,9 % du compte d'Etat de 1962 ; 23,4 % de celui de 1972
[16] — mais demandent un relèvement de ces prestations sous peine de voir bient8t l'armée ne plus être en mesure de remplir sa mission, dûment inscrite dans la Constitution. C'est en çe sens que, parallèlement à la pétition « pour une armée forte » qu'ils ont d'ailleurs soutenue plus ou moins directement, le PRDS, l'UDC et l'Union libérale-démocratique suisse se sont prononcés en 1973
[17]. Toutefois, conscients des charges financières de plus en plus lourdes que ferait peser sur la Confédération une armée toujours plus mécanisée, hautement sophistiquée et constamment modernisée, certains chefs militaires ont reconnu que la Suisse ne pouvait pratiquement plus suivre l'évolution dans tous les domaines — on pense notamment à ceux où les développements techniques sont très rapides — et qu'elle devrait peut-être renoncer à des objectifs considérés jusqu'ici comme indispensables et se borner par exemple à entretenir une infanterie robuste, arme traditionnelle répondant bien aux conditions topographiques (relief accidenté) et au système de milices de notre pays
[18]. Quant à l'opinion publique, le sondage de Lausanne et les réactions enregistrées à la pétition ont montré que, si l'immense majorité des habitants restait attachée à l'armée, beaucoup estimaient secondaires ses problèmes et qu'une minorité allait même jusqu'à prôner sa suppression pure et simple
[19]. Au nombre de ces derniers, on doit compter non seulement des antimilitaristes de tout crin, mais probablement aussi des idéalistes convaincus selon lesquels il y aurait lieu de réduire à l'état civil toutes les tâches proprement militaires. Parmi les propositions moins utopiques, on retiendra l'idée de la suppression du DMF et son remplacement par un secrétariat d'Etat rattaché au DPF, et surtout le postulat Schürmann (pdc, SO) en faveur de la création d'un « Département des affaires générales » englobant, entre autres, les tâches dévolues actuellement à la défense générale
[20].
[11] Der Fourier, 47/1974, p. 54.
[12] Sondage intitulé « Dossier Hérisson » et réalisé du 20.2. au 203.73 par un centre de formation des cadres supérieurs d'entreprises. Echantillon : 1000 personnes. Représentativité : les 200 000 habitants du district de Lausanne. Cf. TLM, 125, 5.5.73 ; TA, 103, 5.5.73 ; BN, 105, 7.5.73. L'importance respective des secteurs est la suivante : défense sociale, 37 % ; économique, 34 % ; psychologique, 13 % ; militaire, 7 %.
[13] Lib., 250, 1.8.73 ; Sund, 177, 1.8.73. D'autres motifs ont été avancés au refus de signer, notamment l'horreur de la guerre ainsi que l'inutilité de l'armée.
[14] Entre autres dans les cantons suivants : AI et AR ; GE, GR, OW, SG, SO, UR et ZH. Cf. respectivement Ostschw., 64, 17.3.73 ; TG, 72, 28.3.73 ; NBZ, 63, 23.2.73 ; Vat., 48, 27.3.73 : Ostschw., 64, 17.3.73 ; NZZ, 103, 3.3.73 ; 127, 17.3.73 ; Lib., 52, 3.3.73. L'un des principaux promoteurs a été la Conférence nationale des associations militaires.
[15] GdL, 179, 3.8.73 ; NZZ, 354, 3.8.73 ; Tat, 178, 3.8.73 ; VO, 177, 3.8.73.
[16] Message du CF ... concernant le Compte d'Etat ... pour 1972, p. 24 4. Pour 1974, le budget ne prévoit plus que 21 % (Message du CF ... concernant le budget ... pour 1974, p. 244).
[17] PRDS : GdL, 105, 7.5.73 ; NZZ, 207, 7.5.73. UDC (résolutions sur la base du programme 1972) : NBZ, 46; 10.2.73. ULDS : Une défense nationale forte : exigence politique essentielle, Synthèse des réflexions poursuivies au Congrès de l'ULDS à Neuchâtel le 31.3.73 (multigr.).
[18] Cf. conférence de J. J. Vischer, chef de l'état-major général de l'armée, à Bâle, le 13.6.73 : GdL, 137, 15.6.73.
[19] Cf. supra, notes 10 et 11 ; TLM, 125, 5.5.73 ; Bund, 177, 1.8.73. Dans son roman d'anticipation Schweiz ohne Waffen, 24 Stunden im Jahre X..., Bern 1973, R. Brodmann imagine l'adoption, en votation fédérale, d'une initiative populaire sur le désarmement complet de la Suisse. Cf. compte rendu, in Ww, 25, 20.6.73. Cf. aussi Narcisse-René Praz, Le petit livre vert-de-gris, Genève 1973, d'inspiration anarcho-pacifiste, avec compte rendu, in TA, 228, 2.10.73.
[20] Suppression du DMF : Philibert Secrétan, Plaidoyers pour une autre Suisse, Lausanne 1973, p. 85 s. Postulat : Délib. Ass. féd., 1972, II, p. 36 ; cf. supra, p. 17 s. Parmi les politologues suisses, la thèse de la complémentarité de l'armée et des moyens non militaires comme instruments du maintien de la paix semble largement répandue : cf. notamment Daniel Frei, « Friedenssicherung : Gibt es Alternativen zur Armee ? », in Schweizer Monatshef te, 53/1973-74, p. 381 ss.
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