Année politique Suisse 1974 : Allgemeine Chronik / Schweizerische Aussenpolitik
 
Principes directeurs
De tels faits n'ont pas manqué d'alimenter le débat sur les principes de la politique étrangère helvétique. Cela d'autant moins que, simultanément, l'effort intellectuel d'analyse déjà consenti les années précédentes s'est poursuivi, au niveau universitaire en particulier [2]. Les difficultés de l'économie mondiale (anarchie monétaire, inflation, crise énergétique) se répercutant inévitablement sur ce « petit géant » [3] économique et financier qu'est la Suisse, deux réactions antagonistes divisent les esprits : l'une, négative, d'isolement, de crainte ou de passivité ; l'autre, positive, d'ouverture plus grande et de collaboration internationale plus intense [4]. D'où une hésitation voire une certaine paralysie face aux événements. Nos autorités n'en ont pas la' tâche facilitée et leur attitude, marquée parfois au sceau de l'ambiguïté, s'en ressent quelque peu. C'est ainsi qu'en fin d'année le Conseil fédéral a signé l'accord instituant l'AIE, mais en assortissant son acte d'une déclaration de neutralité. L'Autriche et la Suède, avec lesquelles Berne s'était préalablement concerté, ont fait de même. Cette prudence de bon aloi n'a pas suffi à dissiper quelques malentendus sur la neutralité ni à épargner des critiques aux trois neutres, l'AIE étant considérée par certains comme un pacte défensif sinon offensif des pays consommateurs de pétrole contre les pays producteurs et, de plus, dominé par les Etats-Unis, ce qui a fait dire que la nouvelle organisation était l'Alliance atlantique de l'énergie. L'accord a été transmis au parlement pour ratification [5].
De manière plus générale, on s'est demandé si notre neutralité n'était pas moins active que sélective et si, compte tenu de l'érosion dont elle est victime, il ne convenait pas de la repenser complètement. D'autres, jugeant de plus en plus illusoire l'indépendance nationale au service de laquelle elle se trouve, ont estimé qu'elle devenait peu à peu sans objet [6]. Face à cette tendance, le courant traditionaliste a réaffirmé sa force, notamment à l'occasion du troisième centenaire de la neutralité suisse (1674-1974) [7]. Et aux citoyens qui, invités comme chacun à oeuvrer plus activement au service de la paix, de la justice et du mieux-être dans le monde, sont tentés de rester passifs ou de. baisser les bras devant l'immensité des tâches à accomplir, le conseiller fédéral P. Graber a déclaré que la Suisse était encline à sous-estimer ses propres capacités, même si le poids réel qu'elle peut exercer sur' le cours des choses était minime. Le parti de l'Alliance des indépendants est allé dans le même sens en préconisant une « politique étrangère active ». Il a précisé qu'il convenait d'aménager un ordre international qui garantisse l'autonomie des Etats au sein d'une « union fédéraliste s. Quel sera en fait le monde de demain, la question se pose avec d'autant plus d'acuité que l'interdépendance prend chaque jour davantage de place dans les rapports interétatiques et que ce phénomène, comme l'a encore souligné le chef de notre diplomatie, inaugure une ère nouvelle des relations internationales. Toujours est-il que le pragmatisme qui prévaut à Berne en matière de politique extérieure semble bien convenir aux adaptations qui seront nécessaires à l'avenir. Certains estiment cependant que la diplomatie helvétique manque par trop d'une certaine unité de doctrine et d'action [8].
Les principales décisions de 1974 relatives aux structures de l'appareil diplomatique relèvent d'une volonté d'adaptation et d'économie, objectifs parfois difficilement conciliables. Sacrifiant aux pratiques internationales en matière de représentation, le gouvernement a édicté de nouvelles directives aux termes desquelles il est désormais possible au président en charge de la Confédération de se rendre en personne à l'étranger dans certains cas bien précis (décès dans un pays voisin d'un chef d'Etat en exercice, participation à des sessions ministérielles, voyages privés de très courte durée). Par souci de rationalisation et d'efficacité, Berne a d'autre part envisagé le transfert de Cologne à Bonn de notre ambassade en République fédérale allemande et la construction en conséquence d'un nouveau complexe d'immeubles. Mais le crédit prévu à cet effet, d'un montant de 18,5 millions de francs, a été jugé trop élevé par la commission du Conseil national qui a renvoyé le projet à l'exécutif pour remaniement. Les mêmes besoins d'économie ont fait en outre que deux postes d'ambassadeur, ceux de Nouvelle-Zélande et des Philippines, devenus vacants par la retraite de leurs titulaires, n'ont pas été repourvus [9].
Affirmer que la politique étrangère n'intéresse qu'accessoirement le Suisse moyen, qu'il soit député ou simple citoyen, est considéré comme un lieu commun. N'est-il pas alors paradoxal de prétendre que le parlement et le peuple sont prétérités dans leur participation à la conduite de nos relations extérieures ? En fait, si un constat de carence ou d'irresponsabilité se justifie peut-être pour le passé, il semble qu'il en aille quelque peu différemment depuis quelque temps. Plusieurs indices tendent à le montrer. L'initiative de l'Action nationale pour une généralisation du référendum en matière de traités internationaux, lancée en 1971, a été déposée en 1973. Selon un sondage d'opinion représentatif de l'électorat helvétique, il ressort en outre qu'en 1972 déjà, 48 % des habitants du pays suivaient en général avec une certaine attention le déroulement de l'actualité politique au-delà de nos frontières. Une autre enquête, axée sur les préoccupations dominantes des Suisses, a indiqué que la sauvegarde de la paix dans le monde suivait immédiatement l'inflation, celle-ci venant en tête comme problème intérieur prioritaire. La perspicacité de l'homme de la rue a d'ailleurs été indirectement mise en évidence par une troisième enquête menée à la fin de 1973 sur le thème des perspectives mondiales pour l'année à venir : 50 % des personnes interrogées ont prévu que 1974 serait marqué par un accroissement des tensions dans le monde [10]. Cela étant, il reste vrai que l'attention et la sensibilité des gens demeurent confinées dans certaines limites : d'une part ce sont les pays les plus proches du nôtre par la distance (voisinage), par l'idéologie (régimes démocratiques) et par les liens économiques (relations commerciales) qui les intéressent le plus ; d'autre part l'intensité de leurs réactions se mesure le plus souvent à la proximité géographique du foyer d'un conflit international [11].
Quoi qu'il en soit, le maintien d'institutions libres et démocratiques fait apparaître comme souhaitable voire nécessaire, dans une société en voie de cybernétisation et de technocratisation, une participation toujours plus active du citoyen au processus de décision politique, notamment dans les affaires extérieures où le téléguidage et l'hétéronomie semblent devoir jouer peu à peu un rôle grandissant et difficilement compatible avec la souveraineté nationale. Dans ce contexte, une extension des droits populaires paraît justifiée. La question, à vrai dire, consiste davantage dans l'ampleur de cet élargissement que dans son principe même. Dans son contreprojet à l'initiative de l'Action nationale, le Conseil fédéral, à l'issue d'une double procédure de consultation, se montre, aux yeux de certains, fort restrictif. Il rejette aussi bien l'effet rétroactif qui permettrait de remettre en cause des traités déjà conclus, que la soumission au référendum facultatif de tous les accords sans exception, au nombre de 60 à 70 en moyenne par année. Il propose le référendum obligatoire pour les décisions de très grand poids (adhésion à un organisme de sécurité collective ou à une instance supranationale) et le référendum' facultatif pour d'autres d'un certain poids, abstraction faite du critère de durée, qui est abandonné. Mais, particularité de grande importance, c'est le parlement qui déciderait, dans ce dernier cas, de l'application de la clause référendaire, et cela par la procédure d'une majorité qualifiée (majorité absolue des membres de chaque chambre, et non des seuls députés présents). Quant aux traités non dénonçables et conclus pour une durée indéterminée (ils règlent notamment les problèmes territoriaux et frontaliers), ils resteraient soumis au système actuel, c'est-à-dire au référendum « obligatoirement facultatif » [12].
Susceptibles d'affecter de façon plus ou moins profonde les institutions du pays, plusieurs traités d'importance ont fait l'objet, dans la presse et les milieux politiques surtout, de discussions plus ou moins nourries. Cette importance même a soulevé précisément la question de la sanction populaire à de semblables engagements internationaux. Ce fut notamment le cas au sujet de la Convention européenne des droits de l'homme, ratifiée par le parlement après un premier refus en 1969. Dénonçable en tout temps, elle n'avait pas, en principe, à être soumise au référendum. Toutefois sa portée a incité certains députés à invoquer le précédent de l'accord de libre-échange de 1972. Ils n'ont pas été suivis par la majorité de leurs pairs qui ont préféré se rallier à l'avis du gouvernement selon lequel la convention ne modifie pas fondamentalement notre ordre constitutionnel et ne lèse aucunement notre souveraineté, même en matière judiciaire [13]. En ce qui concerne le Traité de non-prolifération nucléaire, dont la ratification par les Chambres a été demandée, il sera également dénonçable moyennant un préavis de trois mois, donc soustrait lui aussi au verdict du peuple. Les opposants à sa ratification, essentiellement des militaires, ont cependant souligné les entraves qu'il apportait à notre liberté d'action dans le domaine de la défense nationale. La commission du Conseil des Etats a d'ailleurs exigé, à l'appui du message gouvernemental, un rapport complémentaire à l'adresse du législatif [14]. Relevons enfin que le Traité d'entraide judiciaire entre la Suisse et les Etats-Unis, signé en 1973 et ratifié par le Conseil national le 12 décembre 1974, sera lui aussi dénonçable, cinq ans après son entrée en vigueur, moyennant préavis de six mois. Soucieuse de ses intérêts moraux et matériels, la Suisse a obtenu plusieurs concessions de son puissant ;partenaire, notamment l'insertion dans le traité d'une clause générale de sauvegarde destinée à refuser l'exécution d'une requête que Berne jugerait préjudiciable à la souveraineté ou à la sécurité du pays [15]. Au demeurant, il apparaît que le secret bancaire n'a pas que des avantages pour la Suisse. L'attrait qu'il exerce sur les placements étrangers est susceptible d'engendrer des difficultés politiques. Ce fut déjà le cas à plusieurs reprises dans le passé, entre autres avec l'Algérie. En 1974 à nouveau, le dépôt de fortes sommes dans les coffres-forts helvétiques par l'empereur d'Ethiopie désormais détrôné pourrait, selon un député qui a interpellé le Conseil fédéral, provoquer une crise grave entre Berne et les pays membres de l'Organisation de l'unité africaine (OUA) [16]. Le problème, à vrai dire, s'insère dans le contexte plus large des relations entre pays riches et pays pauvres, pays développés et pays en voie de développement. Nous y reviendrons dans un instant.
 
[2] Sur les principes, cf. APS, 1968, p. 32 s. ; 1969, p. 39 ; 1970, P. 35 s. ; 1971, P. 45 s. 1973, p. 32 s. Parmi les publications, citons J. Freymond, a The Foreign Policy of Switzerland » in The Other Power, 1973, p. 92 ss. ; « Probleme der Neutralität », cahier spécial de Wirtschaft und Recht, 26/1974, no 2 ; A. Riklin, Grundlegung der schweizerischen Aussenpolitik, Bern 1974 ; Handbuch der schweizerischen Aussenpolitik, publ. sous les auspices de la Société suisse de politique étrangère (à paraître). Cf. encore le vol. 14/1974 de l'ASSP, entièrement consacré à la politique étrangère. Cf. en outre les notes 4 et 11 ci-dessous.
[3] Le CF Graber a parlé de « kleine finanzielle Grossmacht » : cf. Documenta (Helvetica), 1974, no 4, p. 12.
[4] A vrai dire, cet antagonisme, qui n'est pas nouveau, semble seulement s'être accentué. Sur le courant isolationiste, cf. D. Frei, H. Kerr, Wir und die Welt, Strukturen und Hintergründe aussenpolitischer Einstellungen, Bern 1974 (Examens pédagogiques des recrues, série scientifique, 1). L'enquête, menée en 1972, montre que la majorité absolue (58,5 %) des jeunes recrues sont isolationistes.
[5] Signature de l'accord : JdG, 270, 19.11.74 ; NZZ, 495, 19.11.74. Commentaires : cf. l'ensemble de la presse dès le 8.11.74. Parmi les critiques, citons le journal algérien El Moudjahid pour qui la Suisse a violé sa neutralité (JdG, 272, 21.11.74 ; Bund, 289, 10.12.74) et, chez nous, les protestations de la Déclaration de Berne (Lib., 61, 12.12.74) et celles, véhémentes, des communistes avec, notamment, l'interpellation Vincent (pdt, GE) au. CN (Délib. Ass. féd., 1974, V, p. 54). Sur le contenu de l'accord, la procédure de vote incluse, cf. infra.
[6] NZZ, 367, 10.8.74 ; BN, .269, 16.11.74 ; 270, 18.11.74 ; Ostschw., 271, 21.11.74 ; Lib., 61, 12.12.74 ; JdG, 293, 16.12.74. Selon le CN Ziegler (ps, GE), notre politique étrangère ne relève que d'une « pseudo-neutralité » (TG, 279, 29.11.74). Sur le thème de l'indépendance, cf. entre autres A. Riklin, Grundlegung... (voir supra, note 2).
[7] SZ, 73, 28.3.74 ; Tat, 86, 11.4.74.
[8] Déclarations Graber : Documenta, 1974, no 4, p. 12 et 26 ss. Alliance des indépendants : Principes et directives 1974, Lausanne 1974, p. 8. Unité de doctrine : JdG, 110, 13.5.74.
[9] Directives nouvelles : NZZ, 164, 8.4.74 ; Vat., 82, 8.4.74. Ambassade à Bonn : FF, 1974, II, n° 40, p. 693 ss. (message du CF) ; NZZ, 456, 4.10.74 ; 484, 6.11.74 ; TG, 207, 5/6.9.74 ; 259, 6.11.74. Suppression de postes : TG, 294, 17.12.74.
[10] Initiative de l'AN : cf. APS, 1973, p. 34. Premier sondage (enquête sur le comportement politique en Suisse) : L'Impartial, 29549, 13.5.74. Deuxième sondage (ISOPUBLIC) : TG, 161, 13/14.7.74 ; Tat, 162, 13.7.74. Troisième sondage (fin 1973) : TLM, 9, 9.1.74 ; Ww, 2, 9.1.74.
[11] R. Burger e.a., Reaktionen der Schweiz in internationalen Krisen, Zürich 1973 (Kleine Studien zur Politischen Wissenschaft, 22, multigr.) ; M. Th. Guggisberg, Das Auslandbild der Schweizer Presse. Die geographische und sachliche Verteilung der Aufmerksamkeit und ihre Determinanten, Zürich 1974 (Kleine Studien..., 31-33, multigr.).
[12] Contre-projet du CF : FF, 1974, II, no 47, p. 1133 ss. (message). Seconde procédure de consultation : NZZ, 46, 29.1.74 ; 55, 3.2.74 ; 74, 14.2.74 ; Ldb, 37, 14.2.74. Critiques : cf. entre autres celles de la Société pour le développement de l'économie suisse (Revue des faits de la semaine, 43, 29.10.74) ainsi que celle de l'Union européenne de Suisse (Europa, 41/1974, no 12, p. 16).
[13] Cf. supra, part. I, lb, ainsi que APS, 1969, p. 42 s.
[14] Message CF : FF, 1974, II, no 46, p. 1009 ss. Opposition : cf. infra, part. I, 3. Commission CE : TA, 264, 13.11.74 ; Ww, 47, 20.11.74. Cf. APS, 1969, p. 43.
[15] Message CF : FF, 1974, II, no 39, p. 582 ss. CN : BO CN, 1974, p. 1885 ss. Commentaires : cf. l'ensemble de la presse à partir du 13.12.74. Pour d'autres détails, cf. infra.
[16] Interpellation Ziegler (ps, GE) : Délib. Ass. féd., 1974, V, p. 56. L'OUA a déjà vivement critiqué la Suisse pour ses relations commerciales avec l'Afrique du Sud : LNN, 133, 11.6.74. Dans l'affaire du trésor de guerre du FLN (Front de libération national), le Tribunal fédéral, en dernière instance, a débouté la République algérienne qui les réclamait : JdG, 151, 2.7.74. La presse algérienne a qualifié d'« immoral » le système bancaire suisse : TA, 161, 15.7.74 ; GdL, 161, 13/14.7.74.