Année politique Suisse 1980 : Sozialpolitik / Soziale Gruppen
 
Jeunesse
Bon nombre de ces difficultés n'épargnent du reste pas l'ensemble de la jeunesse. Notre pays en a fait la triste expérience en 1980, puisqu'il a été directement confronté à l'émergence des multiples problèmes, qui affectent une partie des jeunes. Des troubles ont même éclaté dans plusieurs grandes villes et plus particulièrement à Zurich. Cette agitation s'est brutalement propagée sous les yeux d'une population médusée et a suscité un intérêt en Suisse tout comme à l'étranger.
C'est la politique culturelle et de subventions de la municipalité zurichoise, qui a été en quelque sorte le détonateur à la flambée de violence. Le 30 mai en effet, des jeunes ont manifesté contre un crédit de 61,4 millions destiné à la rénovation de l'Opéra [17]. Ils s'opposaient au fait que l'on consacre d'importantes sommes d'argent au développement d'une culture de prestige, alors que rien ou presque n'était prévu pour la culture dite «alternative». Cette manifestation a rapidement dégénéré en émeute [18]. Les premiers affrontements ont réuni de petits groupes oppositionnels à composition hétérogène, qui se sont rapidement fondus dans un mouvement plus vaste à la tête duquel se trouvait «l'assemblée plénière». La revendication la plus concrète concernait l'ouverture d'un lieu de rencontres autonome [19]. Dès le 28 juin, le Conseil municipal a mis à la disposition de la jeunesse une ancienne bâtisse appartenant à la ville. Ce geste résultait d'un accord intervenu entre la municipalité et les socialistes de la ville. Le PS prenait sous sa responsabilité la gestion du centre tout en laissant les jeunes l'organiser eux-mêmes [20].
Si d'un côté les manifestations, réclamant la libération des jeunes inculpés à la suite des émeutes, se sont poursuivies, de l'autre, le centre autonome (AJZ) a commencé à fonctionner. Divers groupes de travail se sont occupés de la rénovation du bâtiment, de questions sanitaires, de la presse, de la mise sur pied de représentations culturelles ou de la drogue. Cette organisation par groupe ne concernait que la mise en activité de l'AJZ et le mouvement lui-même demeurait un ensemble non structuré où seule «l'assemblée plénière» avait pouvoir de décision. Dans ce centre se côtoyaient des écoliers, des apprentis et des chômeurs, mais aussi des adolescents en rupture de famille, des alcooliques et des drogués [21]. Un certain nombre de problèmes se sont rapidement posés et ont d'emblée gêné le fonctionnement du centre. Il s'agit principalement de la question de la petite délinquance et de la crainte que ne s'installe dans l'AJZ un marché de la drogue. Le 4 septembre, la police a occupé et évacué I'AJZ, en prétextant la présence au centre de personnes recherchées pour délits mineurs. Des stupéfiants, des objets volés ont été trouvés et le Conseil municipal a pris la décision de fermer provisoirement le centre. Cette mesure a aussitôt ressoudé le mouvement [22]. Malgré l'échec des négociations entamées entre une délégation de l'exécutif de la ville, un groupe de travail préoccupé par les problèmes de la jeunesse et des responsables prêts à assurer la gestion d'un AJZ [23], le Conseil municipal a tout de même décidé d'aménager la «fabrique rouge» en centre culturel et de rencontres. L'autonomie et l'ouverture permanente de celui-ci ont été cependant refusées aux jeunes contestataires. Cette proposition n'a visiblement pas satisfait ni le mouvement ni les principaux intéressés à l'ouverture d'un centre culturel «alternatif» [24]. Les milieux proches des Eglises sont intervenus en vain par la suite auprès des autorités pour que le centre fermé soit réouvert à l'occasion des têtes de Noël [25]. Face à l'intransigeance de ces dernières et malgré les efforts de conciliation de certains ecclésiastiques et autres personnalités du monde littéraire, une grande manifestation a été organisée devant l'AJZ, démonstration qui a tourné en un combat de rue [26].
A Berne, Bâle et Lausanne des mouvements de mécontents se sont également dessinés. Mais leur ampleur et la violence des actions entreprises ont été moindres.Dans les deux premières villes, les manifestations ont débuté le 20 juin. A Lausanne, en revanche, elles n'ont éclaté qu'en septembre. Dès la fin de l'automne, cependant, l'effervescence s'est quelque peu atténuée dans ces trois villes [27].
Le mouvement, tel qu'il s'est manifesté, a dérouté à maints égards de nombreux observateurs. C'est d'abord sa composition hétérogène et son manque d'unité qui a surpris. A l'inverse de la révolte de mai 68, l'origine sociale des manifestants n'a plus été la même. Ils se recrutaient principalement dans les couches laborieuses de la population et leur niveau culturel était relativement moins élevé. Tout un éventail de jeunes sans famille, sans ambition et sans espoir en ont fait partie. Les étudiants et les gymnasiens y ont été minoritaires, tout comme les militants de l'extrême-gauche. Le mouvement de 1980 a été certainement moins «académique» et théorique. Le refus du «politique» a été presque unanime. En revanche, il a été plus spontané, créatif, concret et direct. Ce qui a frappé, c'est son intensité et ses modes d'expression multiples. Il a su développer des formes créatives originales et des méthodes nouvelles de prises de décisions. Dans les «assemblées générales», le principe de la délégation n'existe pas. Chacun avait droit à la parole et l'on interrompait ceux qui se présentaient avec un discours par trop cohérent. Toutefois, des groupes minoritaires et mieux structurés ont engagé des actions diverses — impression et distribution de tracts, appels à des manifestations, publication de journaux — mais ils ont été en règle générale peu suivis. Si le mouvement a pu paraître intolérant envers le monde extérieur, à l'intérieur, par contre, un fort esprit de solidarité a régné. Bien que la majorité de la jeunesse révoltée répugnait à recourir à la violence, elle s'est néanmoins solidarisée avec ceux qui sont passés aux actes. Enfin,. le mouvement n'a pas formulé d'objectifs clairs et précis. Le centre autonome n'a constitué qu'un aspect de ses revendications, mais il semble qu'il correspondait à un véritable besoin. Le caractère émotionnel a été très vivace. Les jeunes ont eu souvent recours à un langage imagé et à des gestes symboliques, expression de leurs préoccupations et de leurs angoisses. Les graffiti, barbouillages et les tenues vestimentaires extravagantes ont également joué un grand rôle [28].
Dans les discussions sur les causes des troubles de la jeunesse suisse, plusieurs aspects ont été évoqués. Les uns ont mis l'accent sur les conséquences du mode de vie de notre société, les autres sur les problèmes plus individuels rencontrés par les jeunes. Crise d'identité face au mutisme ou à l'autorité des aînés, difficultés de s'intégrer dans un collectif, révolte de caractère affectif contre un rationalisme outrancier et un monde «super-développé», besoin de libérer des énergies, de s'affirmer soi-même, voilà quelques-unes des analyses avancées par différents auteurs [29]. Il semble en effet que le cadre de vie et d'habitation, particulièrement dans les grandes villes, restreint progressivement les possibilités d'épanouissement d'une frange importante de la jeunesse. Elle doit sans cesse s'adapter à de nouvelles règles, entraves et obligations dans la plupart des domaines. Dès qu'elle souhaite donner libre cours à sa vitalité, ses phantasmes ou à des expérimentations sur d'autres formes de relations humaines, elle se heurte à des interdits, à l'intolérance et à l'incompréhension du monde des adultes. De surcroît, la famille est devenue trop étroite et n'offre plus aux adolescents un épanouissement social suffisant. Les préoccupations professionnelles des parents, l'exiguïté des logements, le manque de communication contribuent à l'isolement de bien des jeunes. Enfin, les changements intervenus dans le paysage économique ont également eu une incidence notoire sur leur comportement. En période de prospérité, on les avait nettement incités à consommer et fait miroiter des possibilités pratiquement Ilimitées. La récession a par la suite brusquement limité tous ces choix et donné naissance à un sentiment de rancoeur, de frustration, d'insécurité et de crainte dans l'avenir [30].
Les principaux responsables politiques se sont trouvés à court d'idées pour proposer des solutions concrètes à ce malaise. Les deux mois durant lesquels le centre autonome de la ville de Zurich a fonctionné ont été trop courts pour permettre d'établir un bilan. Il ont néanmoins suffi à persuader les adversaires qu'il serait vain de renouveler une telle expérience sur la base d'une autonomie complète. Toutefois, certains seraient disposés à accepter la création de lieux de rencontres, pour autant que l'on s'attache à les décentraliser et à leur octroyer. une autonomie restreinte [31]. Cette importante question a également été débattue,au niveau fédéral. Plusieurs interventions parlementaires ont invité la Commission fédérale pour la jeunesse à étudier les véritables problèmes qui se posent aux jeunes et à élaborer une série de recommandations à l'intention des autorités cantonales et communales [32]. Celle-ci n'a pas attendu les réactions des diverses formations politiques pour prendre un certain nombre d'initiatives personnelles. Présidée depuis août par le radical genevois G.-O. Segond, elle s'est immédiatement mise au travail [33]. Partant du principe qu'il ne faut en aucun cas sous-estimer les récents mouvements et se référant à une large documentation, interviews d'adolescents et avis de spécialistes, elle s'est efforcée d'en comprendre le sens et a présenté un catalogue de propositions. Le résultat de leurs réflexions a été compilé dans un rapport publié en novembre. Plutôt que d'édicter des lois nouvelles, les commissaires souhaiteraient que l'on insuffle une atmosphère plus généreuse, dont l'Etat a grand besoin. Des lieux de réunions devraient être mis à la disposition des jeunes, afin qu'ils puissent expérimenter leurs idées d'autonomie et développer des activités culturelles propres. Il n'est cependant pas question de faire des ghettos de ces îlots de liberté. Ils doivent au contraire être mis à profit pour chercher à établir le dialogue avec leurs aînés, lequel ne sera possible que lorsque les adultes seront disposés à partager les préoccupations de la jeunesse [34]. Ce document a surpris les commentateurs par son ton nuancé et a suscité des réactions pour le moins mitigées. On lui a notamment reproché de n'avoir pas émis plus de réserves à l'encontre de la violence, d'avoir utilisé un language ambigu et d'avoir exagéré l'importance des récents événements [35]. Ces critiques concordent du reste avec une enquête publiée au printemps et qui tend à démontrer qu'en Suisse alémanique la majorité des jeunes est satisfaite de ses activités professionnelles, de ses loisirs et de l'ordre social [36].
 
[17] Ce crédit a été accepté en juin par le souverain de la ville: presse du 9.6.80. Cf. infra, part.l, 8b (Kulturpolitik).
[18] Presse du 2.6.80. Voir également Tout Va Bien, 70, 7.6.80; Lib.. 43, 20.11.80. Pour les confrontations avec la police et l'évolution du conflit avec les autorités, cf. supra, part. I, 1b (Öffentliche Ordnung).
[19] TA, 125, 2.6.80; 136, 7.6.80; NZZ, 136. 7.6.80.
[20] BaZ, 245, 18.10.80.
[21] TA, 176, 31.7.80; Vr, 154, 8.8.80; NZZ, 196, 25.8.80. Cf. également C. Jaquillard / J: F. Sonnay, Zürich Graffiti, Lausanne 1980, p. 59 ss. et Die Zürcher Unruhe. Texte, hrsg. v.d. Gruppe Olten, Zürich (1980).
[22] NZZ, 206, 5.9.80; Tout Va Bien, 75. 12.9.80; VO, 36, 12.9.80; 24 Heures, 231, 4.10.80.
[23] NZZ, 226, 29.9.80; 228, 1.10.80; 255, 1.11.80.
[24] TA, 265. 13.11.80; 267, 15.11.80; 269, 18.11.80; Vr, 224. 14.11.80; NZZ, 272, 21.11.80. Cf. infra, part. I, 8 b (Kulturpolitik). Les citoyens de la ville avaient approuvé en 1977 déjà l'achat de la «fabrique rouge» en vue d'en faire un centre de culture «alternatif». Cf. APS, 1977, p. 149.
[25] TA, 291, 13.12.80; 295, 18.12.80; NZZ, 296, 19.12.80; 298, 22.12.80.
[26] Presse du 27.12.80.
[27] Berne: TW, 144, 23.6.80; Bund, 214, 12.9.80; 11, 15.1.81. Bâle: BaZ, 144, 23.6.80; 203, 30.8.80. Lausanne : 24 Heures, 226, 29.9.80 ; JdG, 249, 24.10.80. A Berne. l'exécutif a été chargé par le législatif de mettre à disposition des jeunes un centre de culture et de rencontres.
[28] TA, 136, 14.6.80; VO, 25, 27.6.80; NZZ, 154, 5.7.80; 204, 3.9.80; 24 Heures, 231, 4.10.80; TAM, 44, 1.11.80; Tout Va Bien. 88, 12.12.80. Voir également M. Roger, « Nous voyageons d inconito», Entretiens avec neuf adolescent(e)s. Lausanne 1980. Concernant les groupes engagés, cf. NZZ, 130, 7.6.80; 163, 17.7.80; 166, 19.7.80; 169, 23.7.80; 230, 3.10.80; 282, 3.12.80 ; Bund, 153, 3.7.80; pour ce qui est de l'expression symbolique, voir TA, 140, 19.6.80; Blick, 293, 15.12.80 (graffiti); Vr, 253, 27.12.80; 255, 30.12.80.
[29] TA, 140, 19.6.80 (H. S. Herzka et E. Hurwitz); TW, 179, 2.8.80; BZ, 211, 9.9.80 (E. Gruner); NZZ, 240, 15.10.80 (R. Jagmetti); 35, 13.2.80 (M. Schoch).
[30] Thèses concernant les manifestations de jeunes de 1980, élaborées par la Commission fédérale pour la jeunesse, Berne 1980.
[31] LNN, 207, 6.9.80. Cf. également NZZ, 207, 6.9.80.
[32] Interpellation du groupe socialiste au CN (Délib. Ass. féd.. 1980, Ill, p. 30) et postulat Schüle (prd, SH) (Délib. Ass. féd., 1980, III, p. 67).
[33] 24 Heures, 194, 21.8.80; 278, 29.11.80; LNN. 199, 28.8.80; Bund, 203, 30.8.80.
[34] Thèses concernant les manifestations de jeunes de 1980: voir aussi presse du 26.11.80; BaZ, 298, 19.12.80.
[35] Vat., 275, 26.11.80; NZZ, 285, 6.12.80; 293, 16.12.80; (sda), 298, 22.12.80; TA, 296, 19.12.80. Voir également l'avis du CF Chevallaz: BaZ (sda), 301, 23.12.80.
[36] 24 Heures, 44, 23.2.80; NZZ, 291, 13.12.80.