Année politique Suisse 1966 : Chronique générale / Politique étrangère suisse
ONU
L'universalité croissante des organisations telles que les
Nations Unies a pourtant eu des effets sur notre pays. Alors que la ligne poursuivie par le Conseil fédéral ne subissait pas de changements considérables, le nombre de plus en plus vaste d'Etats indépendants, membres des Nations Unies et participant ainsi à l'élaboration de la politique de l'organisation, a augmenté les difficultés rencontrées par la diplomatie suisse pour faire comprendre les particularités de la position de notre pays. Le Conseil fédéral a reconnu, à cet égard, que l'image de la Suisse à l'étranger s'était quelque peu ternie
[1]. L'absence de suffrage féminin, le secret bancaire, l'attitude d'une bonne partie de la population à l'égard des étrangers ont constitué quelques-unes des critiques enregistrées. Des difficultés telles que la question jurassienne ou l'inflation ont été aussi notées à l'étranger. Dans la mesure où la diplomatie d'un pays repose sur la réputation de celui-ci autant que sur les services effectifs qu'il peut rendre, on a pu craindre pour la Suisse un certain isolement. Et la pratique de la neutralité permanente et absolue n'est pas toujours facile à faire admettre par l'étranger.
Le fait que la conférence annuelle des chefs de missions diplomatiques suisses a été consacrée à la question d'une politique étrangère plus active, illustre les préoccupations du DPF
[2], dont cependant l'opinion ne semble pas avoir considérablement varié. La neutralité n'a été remise en question par personne, pratiquement, au cours de l'année: elle est si bien ancrée dans les esprits, elle trouve une base légale si ferme dans la Constitution et la coutume qu'une modification ou un abandon ne rencontrerait certainement pas à l'heure actuelle l'agrément de l'électeur souverain. Aussi est-ce bien plutôt sur l'autre terme de la politique définie en son temps par M. Max Petitpierre, la solidarité et ses limites, que la discussion a principalement porté. Cette solidarité peut-elle aller jusqu'à la coopération au sein . des organisations internationales universelles de caractère politique? Peut-elle se rapprocher de l'exemple de la Suède, qui maintient sa neutralité à l'égard des grandes puissances tout en participant activement à l'ONU? Peut-elle s'aligner sur celle de l'Autriche, dont la neutralité est reconnue pourtant par le Traité d'Etat comme analogue à la neutralité helvétique, et admettre le statut de membre de l'ONU ? Telles sont les questions qui ont dominé au cours de l'année, à la suite de la prise de position du conseiller fédéral Wahlen le 7 octobre 1965
[3]. L'adhésion éventuelle de la Suisse aux Nations Unies et la création de contingents militaires destinés aux opérations de police de l'organisation ont été à l'étude, pendant toute l'année, et ont fait l'objet de plusieurs communications. Les commissions des affaires étrangères des Chambres se sont fait renseigner sur la politique du département à l'égard des Nations Unies et ont maintenu à leur ordre du jour la question de l'adhésion éventuelle. Le rapport de gestion du DPF a suscité un débat au Conseil national, le 16 juin, où la question a été reprise
[4]. Le nouveau chef du DPF, le conseiller fédéral Willy Spühler, a pris une position sans équivoque en faveur du principe de l'adhésion, et s'est exprimé à plusieurs reprises sur ce sujet au cours de l'année; le Conseil fédéral estime devoir intensifier nos rapports avec les diverses organisations internationales et promouvoir une information plus large de l'opinion sur les activités de celles-ci. Le fait que M. Spühler a pris à coeur de plaider en faveur de l'adhésion n'a pas été sans soulever des critiques. Le parti socialiste suisse, dont est issu le chef du DPF, a inscrit l'adhésion aux Nations Unies à son programme en 1959 déjà. Il s'est trouvé des observateurs d'autres tendances politiques pour demander si le Conseil fédéral suivait M. Spühler sur tous les points de son argumentation, et cela en particulier après un discours très remarqué du chef du DPF à Lausanne, le 21 octobre, à la veille du congrès du parti
[5]. Les résultats de l'élection à la vice-présidence du Conseil fédéral ont en tout cas montré que le chef du DPF ne jouissait pas de l'appui le plus large dans les milieux parlementaires
[6].
La discussion a été large aussi dans la presse. Alors que les journaux socialistes ont soutenu M. Spühler tout en insistant sur la nécessité de maintenir la neutralité militaire, les autres organes, plus réservés, n'ont pas moins examiné les divers aspects du problème. La Neue Zürcher Zeitung a publié au début de l'année une série d'articles de partisans et d'adversaires, dont quelques-uns ont été repris par la Tribune de Genève, ces deux journaux formant les foyers principaux du débat. Les arguments des partisans de l'adhésion, qui tiennent pourtant les uns et les autres à sauvegarder la neutralité, sont fondés à la fois sur l'universalité de l'organisation et l'isolement helvétique qui en découlerait, et sur les transformations subies par l'ONU elle-même. En effet, les articles 41 et 42 de la Charte, qui traitent des sanctions obligatoires, n'ont jamais pu être appliqués jusqu'en 1966, soit sur décision du Conseil de sécurité, soit en vertu de la résolution « Unis pour la paix » de l'Assemblée générale en 1950. Les recommandations émises par l'ONU pour le maintien de la paix ont de moins en moins revêtu un caractère coercitif; on a de moins en moins cherché à châtier les agresseurs pour se contenter d'opérations de police destinées à séparer les belligérants. Les neutres peuvent exister au sein de l'ONU où les groupes d'Etats rigides du début se décomposent. « La prétention de la Suisse d'être prise au sérieux dans son désir de contribuer à la sauvegarde de la paix internationale et d'être considérée comme solidaire des autres peuples, sonne creux aussi longtemps qu'elle refuse de prendre part entière aux activités de l'organisation mondiale, considérées partout ailleurs comme des devoirs allant de soi. »
[7] La neutralité n'est pas un obstacle à la participation à des opérations de police; au contraire, elle constitue un gage utile à l'égard des grandes puissances qui ne peuvent s'engager. Elle n'est pas reconnue par la Charte, mais est sans doute entrée dans le droit coutumier de l'organisation
[8].
Ces arguments ont été combattus par ceux qui n'admettent pas que la Charte ait subi une révision tacite dans le sens d'un abandon des sanctions collectives obligatoires. L'affaire rhodésienne leur a d'ailleurs donné raison, comme nous allons le voir. On a fait surtout valoir que l'ONU n'accorderait pas à la Suisse un statut particulier, ce qui a été confirmé par U Thant le 6 juillet
[9]. La réserve de la neutralité devrait alors prendre la forme d'une déclaration unilatérale de la part de la Suisse, qui, à vrai dire, serait en contradiction avec la Charte
[10]. La Suisse, condamnée par sa faiblesse à n'avoir, de toute façon, qu'une influence extrêmement réduite sur le cours des événements mondiaux, n'acquerrait pas plus d'audience comme membre des Nations Unies qu'elle n'en a actuellement; elle sentirait plutôt les désagréments que sa neutralité lui susciterait. L'intérêt croissant porté par l'opinion à la politique étrangère ne justifierait pas une nouvelle orientation, périlleuse. Et, comme cette nouvelle orientation devrait nécessairement faire l'objet d'une votation populaire, le peu de crédit dont dispose la Suisse dans un monde qui l'ignore pour une bonne part serait irrémédiablement anéanti par un échec. L'issue d'un référendum serait très probablement négative, car les esprits sont encore sensibles aux désagréments apportés par la pratique de la neutralité différentielle au temps de la SdN. Ce serait méconnaître enfin les conditions dans lesquelles sont désignés les hauts fonctionnaires de l'Organisation que s'imaginer que la Suisse, déjà fortement représentée, pourrait accroître son influence par ce biais
[11].
Devant le Congrès du Parti conservateur chrétien-social suisse, le conseiller national Furgler, parlant du problème de l'adhésion, a insisté sur le fait que celle-ci ne pourrait avoir lieu que si notre neutralité était reconnue par l'ONU, et qu'il convenait de travailler à préparer l'admission de ce statut spécial par l'Organisation
[12].
L'extension de la notion de solidarité porte en elle-même le germe d'une nouvelle discussion autour de la neutralité proprement dite. Cette discussion n'a guère été encore développée. Le Conseil fédéral a accentué l'intérêt porté aux organisations internationales en nommant un observateur près le siège des Nations Unies à Genève. Cette nomination procurait aussi l'avantage d'une présence de l'administration dans une ville où les organisations internationales prennent une place considérable et où la population a manifesté des tendances hostiles
[13]. De même, la Confédération a soutenu activement la Fondation des immeubles pour les organisations internationales (FIPOI); celle-ci a eu à préparer la construction d'un nouveau Bureau international du travail, l'ancien se trouvant à l'étroit ; l'agrandissement du Palais des Nations est en vue. Le Conseil fédéral a proposé aux Chambres d'allouer un prêt de 108 millions
[14] à la FIPOI. Il a été voté sans opposition par 82 voix par le Conseil national, et par 38 voix par le Conseil des Etats
[15]. En outre, la Confédération a poursuivi son soutien à l'ONU, dans son action pour le maintien de la paix à Chypre, en lui versant un subside de 130.000 dollars; elle a toutefois assorti ce subside de réserves touchant à la continuation de l'aide apportée, en se fondant sur le peu de résultats obtenus
[16].
C'est surtout la proposition de participer à l'action des Nations Unies pour la paix qui a retenu l'attention. Il ne s'agit plus de se contenter d'offrir des bons offices ou des subsides, mais d'envisager l'envoi de contingents armés qui seraient englobés dans les « Forces de paix » de l'ONU, selon la suggestion faite par M. Wahlen le 7 octobre 1965. Il s'agit des opérations de police seulement, et non des opérations déclenchées en vertu de sanctions militaires. L'idée a été à l'étude au cours de l'année, et a fait l'objet 'd'échanges de vues entre le DPF et le DMF. Elle présente l'avantage, au point de vue intérieur, d'échapper à l'hypothèque du référendum populaire; elle permettrait donc d'intensifier notre participation au maintien de la paix sans modifier les principes de notre politique étrangère, pour autant bien entendu que les contingents de «casques bleus » helvétiques reçoivent des missions de police suffisamment définies et soient à l'abri d'engagements directs contre un Etat. C'est l'exemple de l'action de l'ONU en Palestine ou à Chypre qui revient le plus souvent dans les arguments des promoteurs, où les « casques bleus » assurent l'ordre en séparant les belligérants. Le rôle des neutres dans ces opérations est particulièrement apprécié par les grandes puissances qui ne veulent ni ne peuvent y participer activement. La Suisse aurait donc par-là un nouveau moyen de servir la communauté internationale, de compenser en quelque sorte son abstention de l'ONU
[17]. La proposition n'a pas suscité l'enthousiasme des milieux militaires; il faudrait en effet modifier les structures de l'armée pour pouvoir disposer d'un corps d'officiers de carrière et d'un contingent de volontaires disponible à très court terme
[18]. Mais l'opposition la plus considérable est venue de ceux qui veulent assurer à la politique humanitaire du pays le plus grand rayonnement et qui craignent que, par exemple, des contingents armés suisses au service de l'ONU soient une entrave à la liberté d'action du CICR. L'ancien conseiller fédéral Petitpierre a proposé la constitution de contingents non armés, dont la mission de police et d'aide ne risquerait pas de porter préjudice à l'indépendance d'une activité humanitaire qui caractérise à l'étranger la solidarité helvétique
[19].
On peut le constater, la présence de la Suisse dans les organisations universelles, son activité même, ont pu être conciliées avec la neutralité dans la mesure où celle-ci n'a pas été mise en cause en tant que telle. La participation à des entreprises de caractère scientifique, technique, culturel ou humanitaire n'a pas été discutée et continue à être considérée comme une vocation naturelle de la Suisse. Dans les relations avec les autres organisations mondiales, il faut mentionner les rapports avec l'Union postale universelle. Il a été fortement question de déplacer le siège de l'UPU, situé à Berne depuis sa fondation, pour le fixer à Vienne. Cette proposition a trouvé un fort prétexte dans les difficultés qu'avait l'UPU à se procurer de nouveaux locaux, et cela en bonne partie à cause d'un manque de coordination entre autorités fédérales, autorités cantonales et municipales bernoises. Le Conseil exécutif de l'Union, siégeant à Berne en mai, a cependant décidé d'y maintenir son siège; des projets de constructions nouvelles avaient pu prendre forme à temps
[20]. Toutefois la question de la succession du directeur général Weber n'a pu être réglée à la satisfaction de la Suisse qui considérait ce poste comme une chasse gardée depuis quatre-vingt-dix ans. Le Conseil exécutif a élu M. Michel Rabi, de nationalité égyptienne, jusqu'alors vice-directeur général, pour succéder à M. Weber; ce choix s'explique par la tendance générale des organisations internationales à répartir géographiquement les responsabilités administratives, mais les atermoiements qui ont caractérisé la désignation du candidat suisse, le fait aussi que celui-ci n'ait pas été suffisamment soutenu n'y sont pas étrangers
[21]. Les circonstances de cette élection et du déplacement éventuel ont donné lieu à deux interpellations auxquelles le conseiller fédéral Spühler a répondu le 27 juin au Conseil national
[22].
[1] Cf. Rapport du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur sa gestion en 1965, p. 20.
[2] Cf. NZZ, 3683, 2.9.66; GdL, 207, 5.9.66.
[3] Cf. D. BINDSCHEDLER-ROBERT, « La politique étrangère » in ASSP, 6/1966, p. 212.
[4] Cf. NZZ, 2659, 16.6.66.
[5]Cf. TdG, 247, 22.10.66; NZ, 490, 23.10.66; Bund, 418, 26.10.66; GdL, 251, 27.10.66.
[7] Urs Schwarz in NZZ, 82, 8.1.66 et TdG, 34, 10.2.66.
[8] Professeur Paul Guggenheim, in NZZ, 136, 12.1.66 et TdG, 56, 8.3.66 et 57, 9.3.66.
[9] Cf. GdL, 156, 7.7.66; Bund, 260, 7.7.66. U Thant a sollicité la Suisse à plusieurs reprises d'adhérer à l'Organisation.
[10] La formule de la déclaration unilatérale a été suggérée par le professeur D. Schindler (cf. NZZ, 464, 3.2.66; 4704, 2.11.66; TdG, 74, 29.3.66) qui est partisan de l'adhésion, mais dans un avenir encore assez lointain.
[11] Les arguments ont été développés entre autres par le professeur W. Hofer (NZZ, 211, 17.1.66), O. Reck (NZZ, 365, 27.1.66), W. Bretscher (NZZ, 561, 9.2.66 et 3327, 5.8.66). Voir aussi NZZ, 276, 21.1.66; 392, 25.1.66; GdL, 183, 8.8.66; Bund, 431, 4.11.66.
[12] Cf Vat., 258, 7.11.66.
[13] Cf. GdL, 71, 25,3.66.
[14] Cf. FF, 1966, 1, p. 993 et II, p. 1011.
[15] Cf. NZZ, 4215, 5.10.66; TdG, 233, 6.10.66; NZZ, 5193, 30.11.66
[16] Cf. GdL, 56, 8.3.66; TdL, 72, 13.3.66; 82, 23.3.66; NZZ, 126, 23.3.66.
[17] Cf. surtout F.T. Wahlen, in NZZ, 529, 7.2.67 (discours prononcé le 4 octobre 1966 à Lenzbourg, lors d'une réunion de travail sur le problème; cf. NZZ, 4204, 5.10.66. Y prirent part l'ancien conseiller fédéral Petitpierre, des représentants du DPF et du DMF, des hommes politiques et des personnalités liées aux mouvements internationaux suisses). Voir aussi la série d'articles cités au sujet de l'adhésion à l'ONU, ainsi que NZZ, 2537, 9.6.66; 2543, 9.6.66; LS, 132, 13.6.66; Weltwoche. 1701, 17.6.66; PS, 139, 20.6.66; GdP, 145, 27.6.66; NBZ, 165, 18.7.66; NZZ, 3664, 1.9.66; 3781, 9.9.66.
[18] Cf. entre autres NZZ, 3224, 27.7.66.
[19] Cf. discours de Lenzbourg, du 4 octobre 1966, in NZZ, 523, 8.2.67, ainsi que NZZ, 3499, 20.8.66.
[20] Cf. Bund, 199, 24.5.66; 200, 25.5.66.
[21] Cf. Bund, 195, 21.5.66.
[22] Cf. Bund, 246, 28.6.66; TdL, 179, 28.6.66.
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