Année politique Suisse 1968 : Eléments du système politique / Institutions et droits populaires
 
Parlement
Toujours dans le domaine des institutions, il faut, au niveau des Chambres fédérales, mentionner quelques réformes. Après l'introduction d'un service de documentation parlementaire [26], un autre moyen de renforcer l'indépendance du parlement a été demandé par une réforme du secrétariat de l'Assemblée fédérale: une motion Conzett (PAB, ZH), allant dans ce sens, a été acceptée par les Chambres [27]. Dans la nouvelle organisation de la Chancellerie, le secrétariat de l'Assemblée reste rattaché administrativement à ce service. Un autre projet paraît avoir fait des progrès substantiels en cours d'année; c'est celui qui concerne le traitement des initiatives parlementaires individuelles (art. 93 Cst), pour lequel le Conseil national avait en son temps établi des directives provisoires, sans entraîner l'adhésion du Conseil des Etats [28]. Le Conseil fédéral demanda au professeur H. Huber un avis de droit; celui-ci accorde au droit d'initiative parlementaire un. rang constitutionnel, tout en admettant que ce droit ne peut s'exercer que par des projets entièrement formulés, et non par des propositions en termes généraux. D'autre part, ce droit peut être réglé par des normes techniques. Au vu de cet avis, un projet de revision de la loi sur les rapports entre les conseils fut préparé et présenté aux Chambres à la fin de l'année. Ce projet tient compte de la nécessité pour l'initiative d'être entièrement élaborée, limite son exercice aux objets qui ne sont pas soumis sous une autre forme aux délibérations des Chambres, prévoit une procédure de consultation préalable analogue à celle utilisée pour les autres projets législatifs; il ne contient pas de clause impliquant un délai pour la consultation et le rapport du Conseil fédéral [29].
Le Conseil des Etats a fait l'objet d'attaques de la part de milieux qui lui reprochent d'être une Chambre essentiellement conservatrice; nous y reviendrons à propos des projets de revision de la Constitution [30]. Il convient néanmoins de mentionner ici, à propos de l'autre Chambre fédérale, le petit pas qui a été franchi en 1968, par le travers d'une revision des indemnités touchées par les conseillers nationaux, vers un parlement professionnel. En effet, sur proposition de la commission des finances, l'indemnité journalière, élevée à 70 francs, a été complétée d'une indemnité annuelle fixe de 3000 francs; le Conseil national s'est en outre attribué un abonnement général de chemin de fer, mais le Conseil des Etats l'a contraint, alors que des menaces de référendum prenaient corps, à revenir au système de l'indemnité kilométrique, d'ailleurs plus rémunérateur [31]. Au cours de la discussion, il a été dit qu'on se trouvait à la veille de transformations plus radicales; même le comité constitué en vue d'un éventuel référendum a admis le principe d'un dédommagement complet des conseillers salariés et indépendants qui doivent payer un remplaçant pendant leurs absences, à l'exclusion des magistrats et des fonctionnaires d'association qui sont déjà des politiciens professionnels [32]. Lors des mêmes délibérations, les traitements des membres du Conseil fédéral, du Chancelier, des juges au Tribunal fédéral et au Tribunal fédéral des assurances ont été considérablement augmentés, de façon à en fixer le montant à un niveau adapté aux salaires des fonctionnaires [33].
Revenons, après ces quelques notes sur les aménagements apportés aux institutions, aux problèmes fondamentaux du pouvoir et de l'opposition. Si l'on s'arrête d'abord aux partis politiques, on doit constater que le gouvernement collégial, multiparti, tel que nous le connaissons, exclut pratiquement le système des coalitions et l'existence permanente d'une opposition parlementaire intégrée et forte. En effet, les partis d'opposition actuels, l'Alliance des Indépendants et le Parti du Travail, ne paraissent pas en mesure de servir de catalyseur, même s'ils attirent de plus en plus les électeurs mécontents; ils ne peuvent, étant trop différents l'un de l'autre, former un bloc comparable à celui que les conservateurs d'abord, les socialistes ensuite ont joué dans l'histoire de l'opposition suisse; de plus en plus enfin, tout en continuant à se considérer comme les tenants de l'opposition systématique, ils glissent vers l'opposition occasionnelle telle que la pratiquent les partis gouvernementaux [34]. Au sein de ceux-ci, les positions affirmées au sujet du programme gouvernemental montrent que les radicaux et les conservateurs ont cherché à créer un clivage de façon à clarifier les options; les socialistes ont refusé de se prêter à une manoeuvre qui leur paraît artificielle. L'alternative pouvoir-opposition dans le système collégial, si elle devait se traduire par des exclusions, entraînerait bientôt une paralysie de la législation au moyen du référendum [35]. Les partis gouvernementaux eux-mêmes ont toujours dei compter, comme une étude l'a révélé, avec une assez forte opposition interne qui a assumé le rôle de soupape de sûreté, et qui les empêche de s'engager dans une véritable coalition [36].
Le Parti socialiste lui-même, qui paraît, du fait de ses structures, moins sujet à distorsions régionales, a dû pourtant faire l'expérience, lors de son Congrès de Bâle, d'une attaque victorieuse de la majorité des délégués contre la direction [37]. On n'a pu manquer de constater la distance que le système collégial impose aux représentants des partis au sein du gouvernement avec leur parti, comme par ailleurs celle qui règne entre l'appareil des partis, associé au pouvoir, et la base militante. Plus l'association est large, plus aussi elle présente les avantages d'une intégration poussée. Mais en même temps, elle tend à concentrer les responsabilités législatives en un nombre plus réduit de personnalités, et, par là même, à augmenter les risques de divergences entre les cadres des corps intermédiaires et les militants. Si' l'on a parlé de crise des partis politiques en 1968, si des propositions ont été faites en vue de leur donner un statut constitutionnel et un appui officiel, c'est qu'on a reconnu d'une part qu'ils étaient les supports indispensables du jeu démocratique et que d'autre part leurs fondements populaires tendaient à s'effriter par l'abstentionnisme ou la création de groupes d'opposition non intégrés [38]. La démocratie directe, dont le coût est trop élevé pour les groupes non intégrés, a perdu une grande partie de la fonction de soupape de sûreté qu'on lui a attribuée dans le système collégiale [39]. C'est elle qui canalisait l'opposition qu'on appelle extra-parlementaire.
L'opposition non intégrée s'est signalée en 1968 par la floraison spectaculaire de groupes aux tendances diverses. Certes le support intellectuel et publicitaire de ce type d'opposition existait depuis longtemps [40]. De même, l'influence des mouvements contestataires étrangers, américains, allemands ou français surtout, a été considérable, sinon prépondérante. Mais il ne faut pas exclure a priori les données propres à la Suisse dont nous venons de faire état pour comprendre ce surgissement et cette variété: le terrain s'y prêtait. La caractéristique principale de ces mouvements est d'être intellectuels et, pour la plupart, jeunes par la composition. Tous mettent plus ou moins en question l'ordre établi ou le système de gouvernement. Le 24 août, une' séance de confrontation a réuni deux douzaines de groupes d'opposition non intégrés au château de Lenzbourg. Selon les rapports publiés, on peut distinguer cinq catégories de mouvements. La première réunit les groupes qui n'ont pas rompu avec les institutions et tendent à réformer les structures et les partis de l'intérieur; la deuxième groupe les mouvements dont le centre est une revue ou un journal, souvent proches de partis politiques; la troisième se compose de mouvements qui combattent pour un objectif précis et limité, la quatrième de groupements d'étudiants et la cinquième de foyers intellectuels de contestation et de critique. Sans se reconnaître une identité d'objectifs quelconque, ces groupes se sont accordés à définir leur rôle commun qui consiste selon eux à poser des questions et à contraindre les partis à l'action [41]. Ils fondent leur critique sur une analyse de la société et des institutions politiques suisses qui les amène, souvent avec un esprit pessimiste et sans proposer d'aménagements réels, à proclamer leur isolation, leur mise à l'écart, l'impossibilité qui leur est faite de faire valoir leurs thèses par les canaux normaux. Cette critique, caractéristique en fait de l'ensemble des mouvements d'opposition extraparlementaires, les conduit à récuser un ordre social fondé sur la production uniquement et dont tous les organes intégrés s'entendent. pour empêcher l'homme de s'épanouir librement. Si elle est gauchiste, elle l'est parce qu'elle se veut mouvement par opposition à une « droite » conservatrice satisfaite de son sort et dépolitisée. Elle accuse volontiers cette droite de totalitarisme, comme Max Frisch qui reproche aux institutions de se nourrir d'elles-mêmes, de fonctionner en circuit fermé, sans contact avec la réalité sociale: «cet Etat n'est pas ma patrie », proclame l'écrivain qui veut ainsi affirmer son aliénation à l'égard d'une forme de civilisation qu'il récuse [42].
 
[26] Cf. APS, 1967, p. 12.
[27] Cf. NZZ, 161, 12.3.68; 576, 18.9.68.
[28] Cf. APS, 1966, p. 12.
[29] Cf. FF, 1968, II, p. 757 ss., ainsi que NZZ, 406, 4.7.68; Tw, 270, 16.11.68.
[30] Cf. plus bas, p. 27.
[31] Cf. proposition in Délib. Ass. féd., 1968, II, p. 12; Bull. stén. CN, 1968, p. 362 ss., 577 et 621; Bull. stén. CE, 1968, p. 220 ss. et 254; RO, 1969, p. 157 ss.
[32] Cf. NZZ, 393, 28.6.68; 750, 4.12.68; Lb, 152, 2.7.67; NZ, 307, 313, 333, 339, 351, 358, 372, 378, 7.7.-18.8.68; 451, 30.9.68; Vat., 223, 24.9.68.
[33] Cf. Délib. Ass. féd., 1968, II, p. 12; NZZ, 390, 27.6.68; 611, 3.10.68; RO, 1968, p. 1252, 1254, 1255 s.; voir aussi Lib., 154, 5.7.68; BN, 215, 25.5.68; Weltwoche, 1806, 21.6.68.
[34] Cf. Vr, 144, 22.6.68; NZZ, 378, 23.6.68, ainsi que APS, 1967, p. 154.
[35] Cf. NZZ, 360, 14.6.68; 366, 18.6.68. — Voir aussi NZZ, 371, 19.6.68; Bund, 143, 21.6.68.
[36] Cf. NZZ, 366, 18.6.68. Cette étude, portant sur les recommandations des partis cantonaux aux électeurs lors de dix votations fédérales choisies entre 1949 et 1964, a montré que dans 22 % des cas, ces recommandations divergent des mots d'ordre des partis fédéraux. Les pourcentages de déviation sont de 40 % pour les radicaux, de 20,8 % chez les conservateurs, de 14,1 % chez les agrariens et de 13,4 % chez les socialistes.
[37] Cf. plus bas, p. 156, ainsi que NZZ, 52, 24.1.68; 371, 19.6.68; 571, 17.9.68.
[38] Cf. F. T. WAHLEN, « Probleme und Aufgaben unserer Demokratie », in Schweizer Monatshefte, 47/1967-68, p. 917 ss.; NZZ, 407, 30.1.68; 159, 12.3.68; 647, 20.10.68; 759, 8.12.68; 773, 13.12.68; 781, 17.12.68; 801, 30.12.68; Bund, 59, 11.3.68; 121, 26.5.68. Voir aussi le Rapport du Conseil fédéral sur les grandes lignes, in FF, 1968, I, p. 1236.
[39] Cf. BN, 207, 18.5.68; JdG, 303, 27.12.68.
[40] Cf. APS, 1967, p. 13 s.
[41] Cf. NZ, 392, 26.8.68; 402, 1.9.68.
[42] Cf. Weltwoche, 1809, 12.7.68. Ce thème de l'aliénation ressort aussi d'un autre article, consacré à l'ouverture sur le monde extérieur, cf. ibid., 1796, 11.4.68. — Voir en outre NZ, 249, 2.6.68; BN, 548, 31.12.68; FRED LUCHSINGER, « Aufgaben und Möglichkeiten einer Opposition in der Schweiz heute », in Schweizer Monatshefte, 48/1968-69, p. 530 as. et NZZ, 305, 19.5.68; 426, 14.7.68.