Année politique Suisse 1968 : Chronique générale / Défense nationale
 
Défense nationale et société
Les travaux destinés à renforcer la préparation à la guerre, imposés à la Suisse par son statut de neutralité, se sont poursuivis en 1968 dans de nombreux domaines. Les discussions ont été vives sur des questions d'organisation et d'équipement; une opposition s'est manifestée contre certaines institutions de la défense, en plus de celle, classique, émanant des milieux pacifistes et antimilitaristes organisés. Le phénomène le plus marquant de cette année a été le débordement des organisations pacifistes par de nouveaux groupements qui, eux, s'en sont pris à l'armée comme à une institution de la société répressive ou un instrument des classes dirigeantes, critiquant notamment les tâches visant au maintien de l'ordre à l'intérieur. Comme les événements qui ont provoqué ces critiques (commémoration de la grève générale de 1918, mesures préventives dans le Jura) ne concernent pas la défense nationale proprement dite, nous en avons parlé plus haut [1]. Ces actions sont restées le fait d'une faible partie de la population, mais il a fallu l'autorité du conseiller fédéral Celio pour affirmer le droit des partisans de la défense nationale à s'exprimer face à la critique, lors des Journées genevoises de la défense nationale, sur lesquelles nous reviendrons [2]. La volonté de défense' du peuple a été par ailleurs renforcée par les événements de Tchécoslovaquie, qui ont contribué à concrétiser les menaces auxquelles la Suisse est exposée par sa proximité d'une des lignes de tensions les plus fortes du globe. Mais l'intervention soviétique n'a pas entraîné en Suisse de vague de fond tendant à prendre des mesures spéciales de défense, comme cela avait été le cas en 1956 lors du soulèvement de la Hongrie; l'attitude tchécoslovaque a cependant fourni aux antimilitaristes l'argument de la résistance passive [3].
Alors que trois pages seulement du rapport concernant les grandes lignes de la politique gouvernementale sont consacrées aux relations extérieures de la Suisse, le Conseil fédéral a utilisé presque deux fois plus de place pour décrire ses intentions en matière de défense [4]. L'accent a été posé sur la primauté du pouvoir civil ainsi que sur la planification et la mise au point d'une défense nationale totale, déjà abondamment discutées au cours des années précédentes [5]. Le débat au Conseil national a entraîné quelques accrochages sur la politique des dépenses militaires, sur leur rapport avec celles destinées à la protection civile [6]. Plusieurs des points soulevés dans le rapport ont fait l'objet de mesures plus précises dont nous parlons plus loin. Pour ce qui est de la planification générale, il faut relever les études stratégiques en cours, ainsi que la mise au-point de méthodes dont la valeur ne semble pas contestée en raison de leur souplesse [7]. L'importance des dépenses militaires, dans le budget fédéral, devrait se maintenir en dessous de 30 %, soit à 2,5 % du revenu national; le plan couvrant la période 1965-1969 et prévoyant 8,45 milliards au total paraît devoir être tenu. Dès 1970, les dépenses seront plus élevées en chiffres absolus, mais respecteront les taux indiqués ci-dessus. Telles sont les assurances données à cet égard par le Conseil fédéral au cours de l'année [8].
La défense nationale totale et son organisation ont constitué le morceau principal de l'oeuvre législative de ce domaine. Les études engagées depuis 1965 ont abouti au printemps 1968 à la phase de consultation, puis en automne à un projet de loi sur les organes directeurs et le conseil de la défense [9]. Le projet prévoit en premier lieu la création d'un état-major de la défense, dans lequel siégeraient des représentants de tous les départements et de la chancellerie fédérale, ainsi que le directeur de l'office de la protection civile, les deux officiers de l'Etat-major général responsables des questions de logistique et de planification, ainsi que le délégué à la défense économique: cet état-major aurait pour attributions principales de préparer une conception de la défense totale, d'assurer la coordination des affaires particulières à chaque département et qui touchent à la défense. Un office central de la défense, organe permanent, devrait exécuter les directives de l'état-major en matière de planification, de coordination et de contrôle; il serait aussi en liaison avec les cantons pour les tâches qui concernent ceux-ci. Cet office serait rattaché administrativement au DMF, dont le chef serait auprès du Conseil fédéral le porte-parole des propositions de caractère général que pourraient faire l'état-major, alors que les propositions particulières à chaque département seraient menées à terme par ceux-ci. Cette solution, analogue à celle qui régit la centrale pour les questions d'organisation de l'administration fédérale, a été préférée par le Conseil fédéral à d'autres qui préconisaient soit la création d'un département de la défense nationale, auquel seraient rattachés tous les offices chargés de tâches de défense, soit l'attribution des offices les plus importants seulement au DMF, soit encore l'attribution des tâches de coordination et de planification au DMF. Ces trois solutions auraient entraîné un déséquilibre marqué au sein du Conseil fédéral dont un des membres aurait acquis ainsi une importance prépondérante sur les autres: le Conseil fédéral a tenu à garder la haute main sur l'ensemble, en se faisant assister d'un Conseil consultatif de la défense groupant des personnalités choisies hors de l'administration pour marquer la prépondérance des principes de collégialité et de pouvoir civil [10].
Le développement du secteur civil de la défense s'est marqué dans le domaine de la défense psychologique. La Conférence nationale pour la défense spirituelle s'est constituée en association et a pris le nom de « Forum Helveticum ». Elle réunit la plupart des grandes associations de faîte et des partis, du Conseil suisse de la Paix à la Société des officiers en passant par l'Union syndicale. La controverse née autour de cette fondation s'est poursuivie [11]. Le Conseil fédéral a tenu à préciser qu'il n'appartenait pas à l'Etat d'assumer la direction de cette forme de défense [12], sinon en préparant les mesures destinées à assurer l'information du peuple en service actif [13]. Les Journées genevoises de la défense nationale ont considérablement agité l'opinion, mais se sont soldées par un succès [14].
 
[1] Cf. plus haut, p. 20 ss.
[2] Cf. TdG, 110, 10.5.68; JdG, 109, 10.5.68 ; etc.
[3] Cf. entre autres NZZ, 545, 4.9.68; 558, 10.9.68; Tat, 201, 27.8.68; Ostschw., 208, 7.9.68; GdL, 221, 21.9.68..
[4] Cf. FF, 1968, I, p. 1227 ss.
[5] Cf. APS 1966, p. 34; 1967, p. 44.
[6] Cf. Bull. stén. CN, 1968, p. 235 ss.; voir en particulier les intervention de MM. Riesen (soc., FR), Bratschi (soc., BE), Wüthrich (soc., BE), Heil (ccs, ZH) et du conseiller fédéral Spühler aux pages 264, 268, 272, 295 et 309.
[7] La recherche d'une conception stratégique a été confiée à une commission, dont les travaux n'aboutirent pas en 1968 à une conclusion, cf. JdG, 171, 24.7.68 et APS, 1967, p. 45. Pour ce qui est de la planification, voir notamment H. WILDBOLZ «Actualité de la planification à l'armée » in Revue économique et sociale, 26/1968, p. 87 ss.
[8] Cf. FF, 1968, I, p. 1230 (lignes directrices), ainsi que les déclarations de M. Celio au Conseil national le 27 juin, cf. NZZ, 391, 28.6.68.
[9] Cf. GdL, 108, 9.5.68; 119, 22.5.68; NZZ, 283, 9.5.68; 312, 22.5.68; 317, 26.5.68; JdG, 119, 22.5.68; Bund, 119, 22.5.68. Message et projet de loi du 20 octobre 1968 in FF, 1968, II, p. 661 ss.
[10] Voir les explications données par le nouveau chef du DMF, M. Gnägi, à la presse le 7 novembre, cf. NZZ, 691, 7.11.68; 727, 24.11.68; Bund, 263, 8.11.68; Ostschw., 259, 8.11.68; BN, 474, 9.11.68; JdG, 262, 8.11.68; GdL, 262, 8.11.68; 263, 9.11.68.
[11] Cf. NZZ, 59, 28.1.68; 66, 31.1.68; 371, 19.6.68; Vr, 1, 3.1.68; 3, 5.1.68; Bund, 27, 2.2.68; Vat., 29. 3.2.68; JdG, 29, 5.2.68. Voir aussi APS, 1967, p. 45.
[12] Cf. FF, 1968, II, p. 674 s.
[13] Ibid. Cet accent a été renforcé par les événements de Tchécoslovaquie, qui ont montré la valeur irremplaçable d'une information efficace et sûre pour la résistance d'un peuple: cf. Tat, 201, 27.8.68; NZZ, 545, 4.9.68; GdL, 221, 21.9.68; postulat Hofer (PAB, BE) in Délib. Ass. féd. 1968, III, p. 28. Le conseiller fédéral Gnägi a néanmoins usé d'un langage plus incisif, qui montre qu'il n'est pas indifférent à l'action que pourrait mener les autorités: cf. NZZ, 660, 25.10.68; NBZ, 250, 25.10.68; JdG, 250, 25.10.68; PS, 246, 25.10.68.
[14] Organisées du 9 au 19 mai par des organisations privées avec le soutien des autorités fédérales et cantonales, ces journées avaient pour but de présenter les divers aspects de la défense à la population, par des démonstrations, conférences et expositions de matériel. Se fondant sur la vocation internationale et humanitaire de Genève, de nombreuse associations, emmenées par le Parti socialiste genevois et le Parti du Travail, protestèrent et réclamèrent la suppression de certains points du programme. Les organisateurs durent renoncer à un tir aérien dans le lac, à cause notamment des efforts de bons offices en cours dans le conflit vietnamien (voir plus haut, p. 34). Une manifestation des opposants dégénéra le 14 mai en émeute (voir plus haut, p. 16). La presse genevoise dans son ensemble a rendu compte de ces Journées, de leur préparation et des controverses, dès le 19 mars.