Année politique Suisse 1971 : Chronique générale / Politique étrangère suisse
 
Principes directeurs
En déclarant l'intégration européenne problème prioritaire des rapports de la Suisse avec l'étranger [1], le Conseil fédéral a formulé implicitement en 1971 les termes majeurs du débat qui s'est instauré dans le pays dans le domaine de sa politique extérieure. Deux ordres d'idées et de valeurs retiennent particulièrement l'attention de l'observateur: d'un côté celles qui expriment l'existence et le maintien de l'entité nationale helvétique (autonomie, indépendance, souveraineté, neutralité, démocratie directe, fédéralisme, stabilité, fidélité, tradition, etc.); de l'autre celles qui visent à l'instauration d'une communauté internationale plus unie, plus juste, moins inégale, plus puissante (ouverture, disponibilité, solidarité, collaboration, participation, interdépendance, engagement, intégration, supranationalité, etc.). La richesse même du vocabulaire est significative de la vitalité qui anime ces deux conceptions de la politique étrangère nationale. Sont-elles conciliables ? En partie seulement.'A l'heure où les processus européens et mondiaux d'intégration progressent à grands pas, il semble évident que tôt ou tard des choix décisifs devront être pris pour trancher certaines incompatibilités.
L'accélération de l'histoire qui affecte de nos jours les structures des relations internationales provoque aussi en Suisse ce qu'on appelle le « choc du futur » [2]. Il entraîne des réactions diverses parmi lesquelles la volonté de maîtriser le cours de cette évolution. Cette volonté s'exprime au double niveau des autorités et du peuple et soulève de ce. fait le problème de l'attribution de leurs compétences respectives. Tandis que les autorités doivent s'appliquer à mieux prévoir pour gouverner [3], notamment par l'élaboration d'une politique étrangère à long terme, par une approche scientifique des problèmes qu'elle pose, voire par une réforme de l'infrastructure administrative fédérale [4], le peuple entend exercer davantage son droit de souverain dans un domaine jusqu'ici presque exclusivement réservé au Conseil fédéral [5]. Alors que dans son « Manifeste 1971 », le Parti socialiste suisse a souligné que la politique étrangère du pays était l'affaire du peuple tout entier [6], l'Action nationale a pris les devants en lançant une initiative populaire contre toute limitation du droit de vote en matière de traités internationaux [7]. Le fait que dans plusieurs secteurs importants — relations avec l'ONU, avec le tiers monde et avec l'Europe en voie d'intégration — le Conseil fédéral fonctionne comme accélérateur et le peuple comme frein [8] explique en grande partie l'empressement d'une formation de tendance aussi traditionnaliste que l'Action nationale à étendre à la politique étrangère le champ d'application de la démocratie directe.
L'existence d'un tel « front intérieur » [9] confère une importance capitale à la mise en place par le gouvernement d'une politique d'information. Sa conception a fait l'objet d'une vive controverse. Le DPF avait institué au printemps deux groupes d'études de politique extérieure, dits aussi groupes de travail, l'un d'une quinzaine de membres, composé de personnalités de divers milieux parmi lesquelles sept députés aux Chambres fédérales, l'autre formé essentiellement de spécialistes de l'information. La présence des parlementaires dans le premier organe et celle de Roger Nordmann, publiciste, publicitaire et ami personnel du chef du DPF dans le second furent les principaux éléments qui déclenchèrent les critiques. Aux reproches formulés contre M. Graber de confondre les pouvoirs législatif et exécutif, de vouloir faire de la propagande et non de l'information, de s'abandonner enfin à une politique de népotisme dans le choix de ses collaborateurs, celui-ci répliqua, d'une part que l'introduction de députés dans le premier groupe répondait au besoin de renforcer le rôle des partis à ce stade des consultations préparlementaires et au désir de satisfaire les Chambres qui, depuis longtemps, demandaient précisément d'être mieux écoutées à ce niveau du processus de décision; d'autre part que le choix de techniciens des mass media garantissait l'exercice d'une information objective en même temps que digestible par l'ensemble des citoyens [10]. Approuvée par la Commission des Affaires étrangères du Conseil des Etats, la création des deux groupes fut en revanche critiquée par celle du Conseil national : la majorité de ses membres estima son rôle dévalorisé, en conséquence de quoi une délégation fut désignée en son sein pour examiner les moyens susceptibles de renforcer les compétences des Commissions des Chambres [11]. Puis, cédant à l'opposition, M. Graber renonça à l'introduction de députés dans le premier groupe et M. Nordmann à son entrée dans le second [12]. Le débat animé auquel l'affaire donna lieu à la Chambre basse ne fit qu'entériner les décisions prises, M. Graber relevant toutefois qu'il existait déjà des organes extraparlementaires dont faisaient partie des députés — au DFEP par exemple — et que son projet aurait permis, entre autres, de pallier le manque de personnel du DPF [13].
Bien que les actes de violence qui ont soudainement frappé la Suisse en 1969 et 1970 aient cessé en 1971 [14], l'interrogation qui s'est posée alors sur le principe de neutralité a continué de préoccuper les esprits. Les prises de position aussi multiples que variées qu'elle a suscitées en sont l'indice [15]. En dépit des différences ou nuances qui les distinguent, il est possible de les ranger sommairement en deux catégories principales. Dans l'une prennent place celles qui découlent d'une conception rigide de la neutralité, dans l'autre celles qui visent à en adapter la nature et le contenu aux besoins de notre époque. Tandis que l'application stricte des premières ferait courir au pays le danger redoutable de l'isolement, les secondes pourraient déboucher sur un laxisme ou un minimalisme qui rendrait la neutralité inopérante et dépourvue de crédibilité. Devant la nécessité d'écarter de telles solutions, face aussi à l'impossibilité de concilier ce qui apparaît actuellement comme inconciliable — neutralité et adhésion sans réserve à un empire économique et politique par exemple — face encore à certains jugements négatifs de l'étranger sur notre doctrine diplomatique [16], la question se pose d'une renonciation pure et simple au principe dominant de notre politique extérieure [17]. Ce dernier n'a en effet qu'une valeur relative et il a été répété, dans les plus hautes sphères politiques suisses, que la neutralité n'était pas un fin en soi, mais seulement un moyen parmi d'autres de sauvegarder l'indépendance du pays [18]. Dans ce contexte, le conseiller fédéral Graber, chef du DPF, a déclaré que le maintien de la neutralité dépendait en dernier ressort des convictions mêmes du peuple [19].
La réalisation progressive du principe de l'universalité des relations diplomatiques est contrariée par l'existence des Etats partagés. Si Berne a reconnu le Vietnam du Nord et décidé l'accréditation d'un ambassadeur à Hanoi [20], un nouvel Etat s'est scindé: le Pakistan. A la suite d'un conflit dont d'autres incidences seront décrites plus bas [21], la province orientale de ce pays s'est déclarée indépendante sous le nom de Bangla Desh. Des démarches issues de milieux de gauche ont été entreprises en Suisse en faveur de sa reconnaissance. Le Conseil fédéral les a repoussées en invoquant le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat [22]. Quant à une éventuelle reconnaissance de la République démocratique allemande et de la Corée du Nord, la conjoncture internationale et le jeu des influences qui s'exerce sur le gouvernement n'ont pas permis de faire avancer de façon décisive le règlement de ces deux cas [23]. La signature des accords inter-allemands sur Berlin constitue toutefois un facteur de détente internationale favorable à une ouverture diplomatique en direction de Pankow.
Dans la mesure où participation est synonyme de solidarité, la Suisse, malgré les réserves que lui impose sa neutralité, est largement solidaire de la communauté internationale. Chacun sait combien activement elle participe par exemple aux multiples institutions spécialisées des Nations Unies. Cependant, elle n'assure encore qu'une présence modeste aux nombreuses conférences internationales qui ont lieu dans le monde et n'organise que relativement peu de ces voyages à caractère diplomatique qui sont habituels à notre époque [24]. Par ailleurs, certains partisans d'un engagement plus prononcé de notre pays dans les combats qui se livrent dans le monde en faveur de la justice et de la paix ont regretté que la Suisse n'ait pas encore signé la Convention des Nations Unies contre la discrimination raciale, ni déclaré 1971 année de lutte contre le racisme, comme l'UNESCO avait pourtant recommandé de le faire [25].
 
[1] FF, 1972, I. p. 53 (rapport du CF du 17.11.71).
[2] Cf. supra, p. 12. Cf. APS, 1970, p. 63, note 20.
[3] Cf. discours des CF Celio (du 29.3.71) et Tschudi (du 31.8.71): Documenta Helvetica, 1971, no 2, p. 7 et no 8, p. 39.
[4] PDC, Programme d'action 71, p. 51, thèse 146 et p. 53 s., thèse 154.
[5] Bund, 42, 21.2.71; BN, 78, 22.2.71; 88, 27./28.2.71; NZ, 88, 23.2.71; TLM, 85, 26.3.71; Lb, 79, 5.4.71; 113, 18.5.71.
[6] PSS, Manifeste 1971, p. 31.
[7] NZZ, 92, 4.4.71; 263, 10.6.71; Volk+Heimat, 7/1971, no 2. L'Action nationale a obtenu l'appui du mouvement genevois Vigilance: Vigilance, 9/1971, sept.-oct.
[8] TdG, 237, 13.10.71.
[9] GdL, 56, 9.3.71. Cf. aussi discours du CF Celio du 29.3.71: Documenta Helvetica, 1971, no 2, p. 20.
[10] Principe, composition et critique des deux organes: AZ, 56, 9.3.71; JdG, 56, 9.3.71; Lib., 133, 9.3.71; NZ, 109, 9.3.71; TdG, 56, 9.3.71; TLM, 68, 9.3.71; Lb, 57, 10.3.71. Réplique de M. Graber: TLM, 78, 19.3.71.
[11] Commission du CE: GdL, 93, 23.4.71; NZZ, 185, 23.4.71. Commission du CN: GdL, 103, 5.5.71; BN, 189, 8./9.5.71.
[12] JdG, 111, 14.5.71; NZZ, 221, 14.5.71; TdG, 111, 14.5.71; VO, 110, 15.7.71.
[13] Bull. stén. CN 1971, p. 674 s.: développement de l'interpellation Baechtold (pss, VD) et du postulat Hofstetter (rad., SO) avec réponse du CF Graber. Ibid., p. 1118 s.: discussion. Commentaires de presse: GdL, 136, 15.6.71; 137, 16.6.71; TLM, 166, 15.6.71.
[14] Cf. APS, 1970, p. 41 ss.
[15] Cf. entre autres SAMUEL ARNOLD (pseudonyme collectif), Provozierte Schweiz, Zürich 1971; Neutralität. Zürich 1971 (Dossier Schweiz) (contient 6 articles sur la neutralité). Cf. aussi « L'image directrice de la Société des étudiants suisses », in Civitas, 27/1971-72, p. 45 s. Cf. encore Bulletin de la Nouvelle Société Helvétique, 1971, 3, p. 52 s. (centenaire de l'ancien CF Giuseppe Motta); TLM, 25, 25.1.71.
[16] Entre autres celui du Belge Spaak, ancien président de l'Organisation du traité de l'Atlantique-nord (OTAN): GdL, 13, 18.1.71.
[17] TLM, 74, 15.3.71 (« Faut-il abandonner la neutralité? »).
[18] Cf. l'affirmation explicite du PDC dans son Programme d'action 71, p. 51.
[19] Conférence prononcée à Lausanne le 7.11.71: GdL, 260, 8.11.71.
[20] GdL, 204, 2.9.71; 237, 12.10.71; NZZ, 407, 2.9.71; 474, 12.10.71.
[21] Cf. infra, p. 50 et 53 s.
[22] Démarche du Conseil suisse de la paix: NZ, 485, 21.10.71. Petite question Ziegler (pss, GE) et réponse du CF: NZ, 539, 22.11.71. Se basant sur le principe d'universalité, le CF a reconnu le Bangla Desh en mars 1972.
[23] Démarches du Conseil suisse de la paix en faveur de la reconnaissance des deux Etats: NZ, 485, 21.10.71. Déclaration du ministre allemand des Affaires étrangères, W. Scheel, défavorable à une reconnaissance prochaine de la RDA par la Suisse: NZZ, 448, 27.9.71. Position arrêtée de Séoul (Corée du Sud) menaçant de rompre les relations diplomatiques avec Berne en cas de reconnaissance de la Corée du Nord: TdG, 154, 6.7.71. Thèse 33 du PdT en faveur des trois Etats communistes (Vietnam du Nord, Corée du Nord, Allemagne de l'Est): VO, 103, 7.5.71.
[24] Discours du CF Tschudi du 31.8.71: Documenta Helvetica, 1971, no 8, p. 49.
[25] AZ, 140, 19.6.71; SJ, 43, 23./24.10.71.