Année politique Suisse 1971 : Chronique générale / Défense nationale
Défense nationale et société
Expression concrète du principe fondamental de neutralité armée, la défense nationale helvétique constitue en 1971 une institution plus vivante que jamais. La Confédération, dans son budget de 1972, a prévu de lui consacrer encore 21,6 % de ses dépenses totales. L'habituelle proposition de refus présentée par le groupe communiste du Conseil national n'a recueilli que 11 voix et les socialistes n'ont élevé que de faibles protestations. Au Conseil des Etats, le budget du DMF a été adopté à l'unanimité
[1]. Les autres projets qui ont passé devant la Chambre du peuple — il en sera question plus bas — ont tous été adoptés à une très forte majorité; à la Chambre haute, il ne s'en est même trouvé aucun qui n'ait soulevé la moindre opposition.
Face à la politique gouvernementale de défense nationale, l'attitude des Chambres a contrasté avec celle d'un certain nombre de citoyens. Alors que les premières ont soutenu sans défaillance le Conseil fédéral, une partie non négligeable des seconds, parmi lesquels divers milieux très actifs, s'est révélée plus critique. Des groupuscules composés surtout de gauchistes, anarchistes, pacifistes, frondeurs ou anticonformistes, jeunes le plus souvent, ont en effet déployé une action plus ou moins hostile à la défense nationale en général et à l'armée en particulier. Des publications parfois virulentes et quelques violentes manifestations ont déclenché des procédures judiciaires
[2]. Le Conseil fédéral s'est ému de cette agitation. Le nombre de juges d'instruction envoyés dans la troupe a augmenté et des prescriptions ont été édictées visant à réprimer les menées subversives à l'intérieur de l'armée
[3]. Quant à l'objection de conscience, elle a encore pris de l'ampleur, comme on le verra en détail plus loin.
La divergence d'attitudes qu'ont manifestée envers la défense nationale les Chambres d'une part, une partie des citoyens d'autre part, appelle certaines remarques. Il est compréhensible que le Conseil des Etats, où ne siègent aucun communiste et seulement quelques socialistes, se montre moins soucieux envers les dépenses militaires que le Conseil national. Il n'est pas étonnant non plus que la Chambre du peuple, dont presque la moitié des membres sont officiers dans l'armée, comme l'a relevé un député
[4], soutienne puissamment le Conseil fédéral. Ces données peuvent expliquer qu'au moment où les attaques contre l'armée, par leur nombre et leurs formes, préoccupent les autorités, un rapprochement s'opère entre l'exécutif et le législatif. Toutefois, il ne convient pas de croire qu'un fossé est d'ores et déjà creusé entre le peuple et ses représentants. Une soigneuse enquête d'opinion, menée en automne 1970 par un institut spécialisé, a montré, sur la base d'un échantillon représentatif, que 86 % de la population suisse estimait nécessaire l'existence d'une armée nationale
[5]. Une autre enquête du même institut a révélé qu'en juin 1971, ce taux était de 79 %
[6]. Une troisième étude a été effectuée d'août 1970 à mars 1971 par un institut similaire. Invitées à dire si elles estimaient important que la Suisse ait une forte armée, qu'elle soit ou non un peu coûteuse, les personnes interrogées, à raison de 78 % d'entre elles, ont répondu affirmativement. Toutefois, le malaise ressenti par certains jeunes est aussi clairement apparu dans ce dernier cas, puisque 38 % seulement des étudiants questionnés ont donné cette même réponse positive
[7].
Le remarquable consensus qui a rallié gouvernement et Parlement sur les réalisations et projets concrets relatifs à la défense nationale est encore explicable par la prudence dont a fait preuve l'exécutif. Bien qu'il ait sensiblement augmenté en chiffre absolu, le budget du DMF pour 1972 a diminué aussi bien par rapport aux dépenses totales de la Confédération que par rapport au produit national brut
[8]. Déclarant, dans un discours sur les problèmes fondamentaux de la Confédération, qu'il fallait viser un optimum et non un maximum de défense, le grand argentier et conseiller fédéral Nello Celio a affirmé sans équivoque que la Suisse devait, pour des raisons financières évidentes, renoncer aux super-armes
[9]. Toutefois, le gouvernement a refusé, pour l'heure, de soumettre à ratification le traité de non-prolifération nucléaire qui suscite encore l'opposition de quelques milieux représentés au Parlement par des députés de droite
[10]. Par ailleurs, le retrait des troupes engagées en 1970 à la surveillance des aéroports de Cointrin et Kloten a permis au Conseil fédéral de préciser la mission de l'armée dans le domaine de la protection de l'Etat: selon lui, cette dernière relève d'abord et surtout des compétences de la police et ne peut incomber qu'en cas de nécessité à une armée de milices. Il a ainsi rassuré quelque peu les députés de gauche qui craignent une militarisation de l'ensemble des secteurs de la vie nationale, processus redouté du fait même de l'existence d'une conception de défense totale qui pourrait, selon les cas, se prêter à une interprétation restrictive de la liberté des citoyens
[11].
L'importance relativement réduite des décisions prises, durant l'année électorale, en matière de défense peut aussi rendre compte de la facilité avec laquelle le Conseil fédéral a obtenu l'approbation des Chambres. Ce fait ne doit pas cacher l'existence, au sein de ces dernières, d'une opposition latente susceptible de compter un nombre élevé de députés. Des occasions lui ont été et lui seront encore données de se manifester. Sont ici à évoquer aussi bien l'« affaire Villard » que d'importantes réalisations en cours, telles la mise sur pied de la défense totale, l'élaboration d'une nouvelle stratégie et la procédure d'acquisition du futur avion de combat, de même que l'évolution des événements consécutifs aux initiatives sur l'exportation d'armes et la création d'un service civil.
Elu au Conseil national en automne, le pacifiste Arthur Villard (pss, BE) fut présenté par le groupe socialiste pour faire partie de l'importante Commission des affaires militaires. Le Bureau du Conseil, par 7 voix contre 3, se prononça contre sa candidature, affirmant que le représentant des objecteurs de conscience n'acceptait pas les obligations liées à sa fonction, notamment en ce qui concerne le secret militaire. Alors que le groupe socialiste décidait, par 23 voix contre 12, de maintenir son candidat et menaçait de boycotter la Commission en cas de refus réitéré du Bureau, l'intéressé rejeta les allégations portées contre lui et déclara que le serment qu'il avait prêté, comme tous les autres députés, en entrant sous la coupole représentait, comme le veut la règle, la garantie nécessaire et suffisante pour figurer au sein de la Commission militaire. La presse s'est largement faite l'écho de cette polémique; à la fin de l'année, les positions des antagonistes demeuraient inchangées; elles se durcissaient même, puisque le Comité central du Parti socialiste suisse approuvait la décision de son groupe parlementaire
[12].
Parmi les principaux projets en voie d'exécution, celui de la
défense totale entraîne de profondes divergences de vues. Les communistes et certains socialistes, tel Arthur Villard, la rejettent comme une aberration, ce qui ne signifie pas pour autant qu'ils s'opposent à toute forme de défense nationale
[13]. Les autres socialistes et les partis bourgeois paraissent l'accepter, mais ne s'entendent pas sur son contenu. Les premiers demandent une réduction des armements et des dépenses militaires, ainsi qu'un renforcement des mesures de défense civile. Le PAB se prononce aussi en faveur d'un meilleur équilibre entre armée et défense civile, mais repousse toute compression du budget militaire. Les démo-chrétiens déclarent leur intention d'examiner le problème d'une réduction des effectifs de l'armée au profit des autres secteurs de la défense
[14]. Ceux-ci comprennent, selon la conception de 1966, la protection civile, la défense économique et la défense psychologique. Pour la plupart des députés socialistes, ces trois piliers sont insuffisants et il convient de les compléter d'une stratégie de paix consistant à « rendre service sur les plans de la politique et de l'économie, ainsi que dans le domaine social »
[15]. L'organisation de la défense totale se complique encore de la question des objecteurs de conscience pour lesquels il apparaît nécessaire, de l'avis d'un nombre croissant de députés de tous les partis, de créer un service civil. Selon les démo-chrétiens, ce dernier doit s'inscrire dans une obligation générale de servir applicable à tout citoyen et citoyenne. Le même devoir est postulé par le Parti évangélique
[16].
Malgré leurs divergences, les partis politiques semblent d'accord pour affirmer la complémentarité de la défense militaire et de la défense civile. C'est aussi l'un des traits dominants du rapport de la Commission d'étude des questions stratégiques, dit aussi rapport Schmid, du nom du président de la Commission constituée par le Conseil fédéral en 1967 et composée en majorité de personnalités étrangères à l'Administration. Intitulé « Bases d'une conception stratégique suisse », il n'opte pas en faveur d'une doctrine déterminée, mais se borne à jeter les fondements de ce qui doit être « l'engagement complet de toutes les forces de la nation en vue d'atteindre les objectifs politiques de l'Etat face à un monde environnant prêt à recourir à la force»
[17]. Salué par certains comme le meilleur document qu'aient publié les autorités fédérales depuis une quarantaine d'années, le rapport a aussi suscité des critiques. Non seulement pour sa parution tardive — la Commission avait terminé ses travaux fin 1969 déjà — mais aussi pour la place, jugée parfois trop restreinte selon la presse de droite, trop large selon la presse de gauche, qu'il accorde à l'armée dans l'organisation de la défense générale
[18]. C'est à trouver un juste équilibre que l'Office central de la défense, à qui le rapport a été transmis, devra entre autres s'employer dans le projet de conception stratégique actuellement en voie d'élaboration.
[1] CN: Bull. stén. CN, 1971, p. 1530 s. Une proposition Ziegler (pss, GE) de diminuer de moitié les subventions aux sociétés militaires a recueilli 16 voix (ibid., p. 1532). CE: Bull. stén. CE, p. 708.
[2] Publications: cf. entre autres Offensiv (NZZ, 562, 2.12.71) et Roter Gallus (Lb, 8, 11.1.71; NZZ, 17, 12.1.71). Manifestations: cf. entre autres à Fribourg (Rapp. gest., 1971, p. 153). Cf. aussi supra, p. 17 s.
[3] Inquiétude du CF: cf. discours du CF Celio, in Documenta Helvetica, 1971, no 2, p. 45. Juges d'instruction: cf. Rapp. gest., 1971, p. 153. Prescriptions: ibid. Cf. aussi petite question Riesen (pss, FR) sur ces prescriptions du DMF. L'auteur s'est déclaré insatisfait de la réponse du CF: cf. GdL, 74, 30.3.71. Le comité central du PSS a décidé d'intervenir auprès du CF: GdL, 84, 13.4.71.
[4] Intervention Rasser (ind., AG) au CN: Bull. stén. CN, 1971, p. 1534. En 1968, ce taux était de 40 %, (cf. ERICH GRUNER, L'Assemblée fédérale suisse, 1920-1968, Berne 1970, p. 224).
[5] Enquête d'ISOPUBLIC (Zurich) intitulée « Wehrwille 1970 ». Echantillon: 1000 personnes. Cf. NZZ, 280, 20.6.71.
[6] Echantillon: 1000 personnes. Cf. NZ, 342, 29.7.71; AZ, 175, 30.7.71.
[7] Enquête de la Schweizerische Gesellschaft für praktische Sozialforschung (Bâle). Echantillon: env. 3000 personnes. Cf. wf, Dokumentations- und Pressedienst, 20, 17.5.71, p. 3 s.
[8] Déclaration du président de la Confédération Gnägi: Bull. stén. CN. 1971, p. 1539.
[9] Documenta Helvetica, 1971, no 2, p. 4.
[11] Aéroports: cf. infra, p. 110. Protection de l'Etat: cf. FF, 1971, p. 878. Militarisation redoutée: cf. entre autres, intervention Villard (pss, BE) au CN, in Bull. stén. CN, 1971, p. 1535.
[12] Ensemble de l'affaire: cf. la presse à partir du 17.12.71. Au printemps 1972, le Bureau a maintenu sa décision primitive, tandis que les membres socialistes de la Commission renonçaient à démissionner.
[13] Cf. les interventions Forci (PdT, VD) et Villard (pss, BE) au CN: Bull. stén. CN, 1971, p. 1532 s. et 1535 s. Cf. aussi les thèses-programme du PdT, in VO 7.5.71.
[14] Socialistes: cf. PSS, Manifeste 1971, p. 32. PAB: cf. Parti suisse des paysans, artisans et bourgeois, Programme d'action 1971-1975, p. 15 s. Démo-chrétiens: cf. PDC, Programme d'action 71, p. 54 s. Dans leurs programmes de 1971, les partis radical, libéral, indépendant et républicain passent sous silence la défense nationale.
[15] Cf. motion Arnold (pss, ZH) du 17.12.70 reprise par Hubacher (pss, BS) le 2.12.71: Délib. Ass. féd., 1971, V, p. 205.
[16] Objecteurs: cf. infra, p. 62. Service civil: cf. infra, p. 62 s. Obligation générale de servir: PDC, Programme d'action 71, thèse 160, p. 56; Evangelische Woche, 20, 21.5.71.
[17] Citation, in TdG, 88, 17./18.4.71.
[18] Cf. l'ensemble de la presse à partir du 6.4.71, notamment GdL, 80, 6.4.71; AZ, 88, 17.4.71; TdG, 88-90, 17./18.-20.4.71; NZZ, 191, 27.4.71.
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