Année politique Suisse 1972 : Eléments du système politique / Structures fédéralistes
 
Question jurassienne
A propos de la question jurassienne [19], on attendait les propositions bernoises pour un statut d'autonomie qui pouvait amener — certains l'espéraient, d'autres le craignaient — une procédure plébiscitaire d'autodétermination. D'une part, la recherche de contacts entre les différents partenaires s'intensifia, entraînant même l'intervention ouverte de la Confédération ; d'autre part, le nombre des heurts et des actes de violence s'accrut à nouveau. Vers la fin de l'année, le gouvernement bernois présenta son projet de statut.
Les déclarations des séparatistes, fin 1971, annonçant le 25e anniversaire du mouvement, avaient promis une année chaude. Toutefois, l'on a pu remarquer bientôt que le Rassemblement jurassien (RJ) appliquait une double tactique : d'une part, il entretenait une atmosphère d'animosité en provoquant des affrontements, d'autre part, il déployait une activité diplomatique considérable [20]. Des rencontres eurent lieu avec les représentants de presque tous les groupes de l'Assemblée fédérale ainsi qu'avec le Mouvement pour l'unité du Jura (MUJ), organisation de la Troisième Force ; on se déclara même disposé à prendre contact avec l'antiséparatiste Union des patriotes jurassiens (UPJ) [21]. Cependant, le RJ visait à établir des contacts à l'échelon le plus élevé : il demanda une audience au Conseil fédéral. En mars, celui-ci sortit de la réserve qu'il s'était imposée jusqu'alors. Après avoir pris contact avec le gouvernement bernois, il déclara que le nouveau chef du DFJP, le démochrétien Furgler, à qui revenait la question jurassienne, recevrait les représentants de tout parti qui le désirait, et aussi une délégation du RJ [22].
Par la suite, le conseiller fédéral Furgler, particulièrement bien informé sur la question du Jura grâce entre autres à des liens de parenté, reçut nombre d'organisations politiques jurassiennes parmi lesquelles et en premier lieu le PDC qui, d'entente avec les dirigeants du parti suisse, avait demandé au gouvernement — immédiatement avant la requête du RJ — l'engagement d'une procédure de médiation fédérale ; puis il entendit le vice-président du RJ, Roger Schaffter [23]. Dans la presse, on crut savoir que l'exécutif fédéral demandait au gouvernement bernois de surseoir à la publication de propositions pour le statut du Jura [24], Le MUJ, qui craignait la scission du Jura en conséquence des plébiscites que l'on prévoyait, rappela pour sa part au gouvernement le risque qu'il y avait à précipiter les choses, et souligna que le statut d'autonomie n'entraînerait de solution durable que s'il impliquait d'une part l'élection des conseillers d'Etat jurassiens dans le cadre d'une circonscription propre, d'autre part l'institution d'un Conseil jurassien disposant de larges compétences [25]. Les antiséparatistes et certains représentants de l'ancien canton, au contraire, réclamèrent l'accélération de la procédure [26].
Des avis émanant d'autres cantons alimentèrent la discussion. Le professeur Herbert Lüthy proposa de faire élire par les électeurs jurassiens une Assemblée jurassienne et de lui confier l'élaboration d'un statut du Jura, compétence allant même à la rigueur jusqu'à l'élaboration de la constitution d'un nouveau canton. Le résultat des négociations devait montrer s'il y avait lieu ou non de créer un nouveau canton [27]. Du côté de l'Association des amis du Jura libre, on fit remarquer que l'élection d'un Conseil constitutionnel et la décision concernant une constitution cantonale jurassienne étaient du ressort de tous les citoyens suisses domiciliés dans le Jura, mais que la question de principe sur la création ou non d'un canton du Jura ne saurait être tranchée que par les ressortissants jurassiens domiciliés dans le Jura, auxquels on adjoindrait les émigrés [28].
Malgré ces nombreuses tentatives de dialogue, la tension remonta à la suite des « opérations » du RJ et de son organisation de jeunesse, les Béliers, auxquels s'en prirent non seulement les forces de l'ordre, mais encore certaines formations civiles. Lorsqu'au mois de mars à Berne, au cours d'une protestation contre l'état des routes du Jura, on coula du goudron dans les rails de tramway, la police n'intervint pas. Ni en avril à Reconvilier (district de Moutier) lorsque de jeunes antiséparatistes, à l'encontre des consignes de leurs responsables, troublèrent une manifestation séparatiste et déclenchèrent une bagarre. Toutefois, en juin, à Berne, une manifestation de protestation contre le rejet par la majorité de l'ancien canton d'une révision de loi scolaire favorable au Jura, fut interdite et dispersée à coups de matraques et de gaz lacrimogènes. Les Béliers entreprirent d'autres actions : occupation de l'ambassade suisse à Paris, la veille du 14 juillet, blocage de l'entrée du Marché-Migros de Delémont, pour protester contre un article de presse jugé trop critique (paru dans l'organe des coopératives), et pour finir, en novembre, la troisième marche sur Berne, qui fut dispersée de force par un groupe de combattants à brassard [29]. On a aussi enregistré des menaces et des voies de faits contre des adversaires politiques, non seulement dans le nord mais encore dans le sud du Jura [30].
Une série d'attentats se déroula parallèlement à ces affrontements à visage découvert : incendies, attentats à l'explosif contre des monuments et bâtiments publics, pollution au mazout d'un réservoir d'eau potable de la ville de Berne. Un FLJ, demeuré insaisissable, revendiqua ces actes, remémorant le Front de libération jurassien au nom duquel, entre 1962 et 1966, deux groupes de terroristes avaient accompli des actions semblables [31]. Le RJ rappela le caractère non-violent de sa politique, sans toutefois condamner de telles actions [32]. En outre, divers observateurs ont pu noter un certain rapprochement entre le RJ et les extrémistes de gauche [33].
Mais la tactique séparatiste ne s'est pas bornée à l'action diplomatique ni aux manifestations. Lorsqu'une votation populaire eut décidé de remplacer le référendum législatif obligatoire par un référendum facultatif, le RJ déclara qu'à l'avenir il lancerait un référendum contre toute loi [34]. Il faut bien reconnaître que d'autres organisations tentèrent aussi de soumettre la législation bernoise à la décision populaire. Une seule loi parmi celles qui furent élaborées par le parlement bernois en 1972 ne fut pas objet de contestation : un règlement spécial permettant au Jura de placer le début de l'année scolaire en automne et de s'adjoindre ainsi à l'Ecole romande, alors que le peuple bernois avait refusé d'adapter sa situation scolaire au concordat intercantonal [35]. A la fête du peuple jurassien en septembre, la direction du RJ se fit autoriser, par les participants, à former un gouvernement provisoire d'opposition ; en outre, elle rappela son principe de l'exclusion des immigrés lors de la procédure jurassienne d'autodétermination et repoussa les plans bernois pour un statut du Jura [36]. En même temps, l'UPJ fêta son 20e anniversaire en présence du conseiller d'Etat Huber ; à cette occasion, on déclara qu'en cas d'échec des négociations on interviendrait directement par plébiscite [37].
Au mois de novembre, le gouvernement bernois soumit au Grand Conseil ses propositions pour un statut du Jura [38]. La nouveauté consiste en une combinaison des dispositions spéciales pour le Jura publiées en 1971 déjà (circonscription électorale pour les élections au Conseil national, débats supplémentaires au Grand Conseil, revalorisation de la Commission paritaire, concessions dans l'élection des conseillers d'Etat et aux Etats) avec un plan de régionalisation pour l'ensemble du canton, encore inédit l'année précédente. Le rapport recommande l'érection de la région en entité politique intermédiaire entre le canton et la commune, disposant de ses propres autorités, d'un pouvoir fiscal et de compétences particulières dans le domaine de la planification régionale et de la politique foncière. D'autres compétences lui seraient accordées tant par les communes qui en font partie que par le canton. La constitution d'une région se fonderait sur l'initiative des communes ; toutefois le découpage des régions resterait l'affaire du Grand Conseil. Si les trois quarts des communes et de la population d'une région accordaient leur adhésion, celle des autres communes pourrait être rendue obligatoire. Les régions dont l'ampleur équivaudrait à celle d'un district, pourraient s'associer entre elles au même titre que des communes, et le canton serait en mesure de céder à ces associations, certaines de ses compétences en matière de décision. Par ce moyen, le Conseil-exécutif tentait de répondre au désir de formation d'une corporation de droit public comprenant l'ensemble du Jura et disposant d'une personnalité juridique propre. Par ailleurs, le gouvernement n'allait guère au-delà des propositions qu'il avait faites en 1971 : si ce n'est que, donnant suite à une recommandation de la Commission des bons offices, il proposait maintenant de prescrire, pour les votations touchant des révisions constitutionnelles sur le Jura, une double majorité (l'ensemble du canton et le Jura) et en proposant de créer un centre administratif jurassien. En revanche, on ne prenait pas en considération le postulat d'une influence accrue des électeurs jurassiens dans la composition du Conseil-exécutif. Le rapport fut salué par les antiséparatistes comme une base de discussion intéressante ; au contraire, les séparatistes n'y virent qu'une « plaisanterie » et un « mort-né ». Le MUJ déclara la seule régionalisation insuffisante et demanda aux autorités fédérales de se préparer à une médiation. Le PDC s'exprima d'une manière plus incisive : il repoussa le projet et somma le Conseil fédéral d'intervenir [39]. Des critiques s'élevèrent aussi en dehors du Jura [40]. Lors d'une interview télévisée, le conseiller fédéral Furgler déclara toute intervention de la Confédération prématurée tant que le projet de statut n'aurait pas été discuté au Grand Conseil et dans les milieux jurassiens ; toutefois, il laissa entendre qu'il était favorable à l'élection des conseillers d'Etat jurassiens dans le cadre d'une circonscription particulière [41].
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P.G.
 
[19] Une analyse sociologique de la question jurassienne a été publiée en Allemagne : Hans Peter Henecka, Die jurassischen Separatisten, Eine Studie zur Soziologie des ethnischen Konflikts und der sozialen Bewegung, Meisenheim am Glan 1972 (Studia ethnologica, 3).
[20] C'est R. Béguelin qui a parlé de la tactique à l'assemblée des délégués du RJ (TLM, 59, 28.2.72). Cf. aussi APS, 1971, p. 28.
[21] Groupes parlementaires et UPJ : TLM, 59, 28.2.72 ; 167, 15.6.72 ; 174, 22.6.72. — MUJ : TLM, 118, 27.4.72. Cf. les initiatives du MUJ et de l'UPJ de 1971 (APS, 1971, p. 27).
[22] Documenta, 1972, no 2, p. 16 s. ; TLM, 74, 14.3.72.
[23] M. Furgler a reçu le PDC (Le Pays, 14, 18.1.72 ; JdG, 15, 19.1.72 ; NZZ, 45, 27.1.72 ; NZZ, ats, 194, 26.4.72 ; TG, ats, 98, 27.4.72), le RJ (TG, 105, 5.5.72 ; TLM, 126, 5.5.72 ; GdL, ats, 106, 6/7.5.72 ; Jura libre, 1106, 10.5.72), le MUJ (TLM, 131, 10.5.72 ; TG, 109, 10/11.5.72), l'Association des amis du Jura libre (TLM, 134, 13.5.72 ; Lib., 223, 26.6.72), I'UPJ (TLM, 174, 23.6.72 ; GdL, 152, 1/2.7.72), le Groupe interpartis chrétien et démocratique de la députation jurassienne (antiséparatiste) (NZZ, ats, 301, 30.6.72) et les libéraux-radicaux (PRD) (NZZ, ats, 307, 4.7.72).
[24] JdG, 123, 29.5.72. Le MUJ a affirmé que le Conseil-exécutif n'engagerait la procédure d'autodétermination qu'en accord avec le CF (TG, ats, 109, 10/11.5.72).
[25] NZZ (ats), 129, 16.3.72 ; TG (ats), 109, 10/11.5.72. Cf. APS, 1970, p. 28.
[26] Cf. Motion Gehler (pab), soutenue par 119 députés et adoptée par le Grand Conseil (Bund, 46, 24.2.72 ; TLM, 55, 24.2.72).
[27] Herbert Lüthy, Une proposition pour le Jura, 15 thèses sur l'autodétermination des Jurassiens, Neuchâtel 1972.
[28] Une contribution d la solution du problème jurassien (par Marc-Antoine Schaub), 1972 (multigr.). Cf. Tat, 283, 2.12.72 ainsi que AZ, 292, 14.12.71 ; 248, 21.10.72.
[29] Berne (mars) : TLM, 79, 19.3.72 ; Bund, 67, 20.3.72. Reconvilier : TLM, 114, 23.4.72; TG, 95, 24.4.72. Berne (juin) : TLM, 170, 18.6.72; Bund, 141, 19.6.72. Paris : JdG (ats), 163, 14.7.72 ; NZZ, 324 et 325, 14.7.72. Delémont : Wir Brückenbauer, 40, 6.10.72 ; TLM, 289, 15.10.72. Berne (novembre) : NZ, 437, 26.11.72 ; TLM, 331, 26.11.72; BN, 360, 27.11.72. Pour la révision de la loi scolaire, cf. infra, p. 130, 159. A Reconvilier, une garde civile antiséparatiste fut formée (NZZ, 329, 17.7.72).
[30] Nord : Wir Brückenbauer, 40, 6.10.72 ; petite question Graf (mna, ZH) (BO CN, 1972, p. 2450). Sud : TLM, 191, 9.7.72.
[31] Attentats aux Rangiers (monument : TLM, 232, 20.8.71), à Berne (gare postale) et à Neuenegg (monument : NBZ, 57, 8.3.72), à Boncourt (poste de gendarmerie : TLM, 176, 24.6.72), à Glovelier (dépôt de munition : TLM, 199, 17.7.72), à Courgenay (dépôt des Ponts et Chaussées : TLM, 216, 3.8.72), à Berne (réservoir d'eau potable : TLM, 309, 4.11.72) et à Bure (atelier militaire : TG, 286, 7.12.72). Cf. APS, 1966, p. 18.
[32] TLM, 203, 21.7.72 ; Jura libre, 1134, 13.12.72.
[33] TG, 229, 30.9/1.10.72 ; NZZ, 514, 3.11.72.
[34] Jura libre, 1114, 5.7.72. Cf. supra, p. 23, et infra, p. 147.
[35] Cf. infra, p. 159.
[36] Jura libre, 1121, 13.9.72. Le Gouvernement provisoire d'opposition ne fut créé qu'en 1973 (Jura libre, 1139, 24.1.73).
[37] JdG (ats), 212, 11.9.72 ; 217, 16/17.9.72 ; NZZ, 423, 11.9.72. Le gouvernement bernois adressa des félicitations.
[38] Rapport du Conseil-exécutif au Grand Conseil sur la création de régions et l'aménagement du statut du Jura, 1972 ; cf. APS, 1971, p. 26. A la demande du Conseil-exécutif furent publiés : R. Bäumlin, A. Borel, A. Favre, Expertise sur une autonomie scolaire jurassienne, 1971; Entwicklung der finanziellen Beziehungen zwischen dem Kanton Bern und seinen Kantonsteilen, Gutachten des Instituts für Finanzwirtschaft und Finanzrecht an der Hochschule St. Gallen, 1972 (extrait en français : Evolution des relations financières de l'Etat cantonal bernois avec ses régions, 1972) ; Roland Ruffieux et Bernard Prongué, Les pétitions du Jura au canton de Berne durant le XIXe siècle, Fribourg 1972 (Etudes et recherches d'histoire contemporaine, série historique, 3). Cf. APS, 1968, p. 18.
[39] Antiséparatistes et MW: TLM (aus), 329, 24.11.72. RJ : Jura libre, 1132, 29.11.72. PDC : Jura libre, 1135, 20.12.72 (cf. aussi motion du CN Wilhelm, pdc, BE: Délib. Ass. féd., 1972, V, p. 50).
[40] CdT, 271, 24.11.72 ; Lib., 46, 24.11.72 ; NZ. 434, 24.11.72 ; BN, 359, 25.11.72 ; JdG. 278, 27.11.72 ; GdL, 279, 28.11.72 ; Ostschw., 280, 28.11.72 ; Domaine public. 206, 7.12.72.
[41] GdL (ats), 280, 29.11.72. Cf. réponse à la petite question Villard (ps, BE) : BO CN, 1972, p. 2473.