Année politique Suisse 1972 : Chronique générale / Défense nationale
 
Défense nationale et société
Dans le domaine de la défense nationale, 1972 a été caractérisé par un accroissement notable du malaise et des tensions qui, depuis quelques années, traversent ce secteur important de la vie politique de notre pays [1]. Sans pouvoir en donner, faute de recul, une explication complète ni définitive, l'observateur en trouve une cause profonde dans la difficulté, pour beaucoup de Suisses d'aujourd'hui, de comprendre pleinement le sens d'une telle institution, autrefois pourtant si respectée. A la lumière de la situation internationale actuelle, les esprits critiques, qu'ils soient pessimistes ou optimistes, doutent de son utilité : les pessimistes parce qu'ils dénient, dans l'éventualité d'un conflit, toute chance de survie à un petit pays comme le nôtre, condamné à l'isolement de par sa 'neutralité et réduit à la merci des armes terrifiantes dont disposent les grandes puissances et les blocs militaires ; les optimistes parce qu'ils jugent de plus en plus improbable, face à l'équilibre des forces et dans le climat général de détente qui règne dans le monde et notamment en Europe, l'éclatement d'un tel conflit. A examiner le tableau sous le schéma dualiste du pacifisme et du traditionalisme militaire, le chroniqueur constate une double série de faits : d'une part, l'intensification de l'antagonisme fondamental de ces deux conceptions, débouchant notamment sur une radicalisation des comportements (agitation voire tentative de subversion à gauche, durcissement de la réaction à droite) ; d'autre part, et venant de leurs représentants respectifs, la formulation conjointe à l'endroit de la défense nationale de critiques sans cesse plus vives sur la façon dont elle est conçue et réalisée. Si les attaques des pacifistes qui font de la défense totale une erreur totale n'ont guère étonné, celles de leurs adversaires en revanche ont révélé l'existence d'un nouveau front d'opposition, apparu à la suite de certaines décisions prises par l'exécutif fédéral et relatives, entre autres, à l'institution d'un service civil et à la modernisation de l'arme aérienne (acquisition d'un nouvel avion de combat). Il en sera question ici, au même titre que les autres événements qui, à des degrés divers, ont eu la vedette : votation populaire sur l'exportation d'armes, affaire des « 32 », suppression de la cavalerie, développements de l'affaire Villard. Leur simple énumération démontre à l'envie les multiples formes par lesquelles se sont exprimés tout au long de l'année les divers courants du mouvement de réforme auquel beaucoup, dans le peuple sinon au sein des autorités, aspirent actuellement en Suisse. Mouvement inscrit très souvent dans. un conflit de générations — jeunes d'un côté, moins jeunes de l'autre — et qui ne va pas sans heurt ni résistance étant donné l'attachement, très profond parfois, à certaines traditions séculaires et les procès d'intention que partisans et adversaires du changement n'ont pas manqué de s'intenter mutuellement [2].
En dépit de leur violence, agitation et controverse n'ont guère entravé l'accomplissement normal des tâches dévolues à la principale institution de notre défense nationale, l'armée. Ses plus chauds partisans n'ont pas manqué de le souligner, en mettant par exemple l'accent sur le fait que 1972 avait vu 300.000 hommes accomplir leur service militaire et 70.000 à 80.000 personnes assister à l'imposant défilé qui a clôturé les plus grandes manoeuvres d'aviation et de défense contre avions (DCA) de l'après-guerre. Des déploiements aussi spectaculaires ont évidemment prouvé ou tenté de prouver, comme de coutume, la volonté de défense qui anime le pays. Ils ont aussi contribué à réaffirmer l'idée, fondamentale mais également contestée de nos jours, selon laquelle la neutralité permanente ne peut consister qu'en une neutralité armée [3].
Les conditions internationales actuelles rendent souhaitable l'application par chaque Etat, la Suisse y compris, d'une politique de sécurité débordant les strictes limites des frontières nationales. Dans un tel contexte, notre pays est essentiellement appelé à activer sa neutralité, ce que les instances fédérales n'ont pas omis de faire, entre autres par l'engagement d'une procédure visant à augmenter l'aide au tiers monde, foyer latent de conflits endémiques, et par la présentation à la Conférence d'Helsinki d'un projet de règlement pacifique des différends. Autre acte concret à inscrire à ce chapitre, la signature par la Suisse du traité sur l'interdiction des armes bactériologiques. Par ailleurs, le Conseil national a adopté, mais sous forme de postulat et après avoir entendu les nettes réserves du chef du DMF, la motion Arnold (ps, ZH) de 1970 en faveur d'une nouvelle conception de la défense générale du pays, basée sur une réduction des armements ainsi que sur une action d'envergure à exercer dans les domaines politique, économique et social. Principes formant la substance d'un projet qu'avait auparavant voté le Parti socialiste suisse, lors de son congrès annuel. Quant à la conception dont le Conseil fédéral a parlé, en termes très généraux, dans les Grandes lignes de sa politique gouvernementale (1971-1975) — faciliter le processus de décision de l'exécutif central, fixer des règles de planification et d'exécution, aménager l'information — elle est en voie de préparation. Autre moyen, nouveau pour notre pays mais propre aussi à contribuer au maintien de la sécurité, la recherche scientifique. Postulée dès 1966 par le même conseiller national Arnold, la création envisagée d'un institut suisse pour l'étude des conflits a marqué en 1972, grâce à la mise sur pied d'un comité provisoire chargé d'examiner la question, un progrès appréciable, bien que l'un des objectifs primordiaux fixés initialement à l'institution, à savoir la limitation. des armements, ne semble pas être parvenu à rallier, en cours de route, la majorité des opinions [4].
A un niveau différent, les Grandes lignes proposent de porter les efforts de la défense sur trois de ses piliers traditionnels : armée, protection civile et défense économique. Concernant plus particulièrement l'armée, elles envisagent de rajeunir les bases, pourtant relativement récentes, qui la régissent : organisation des troupes de 1961 et conceptions d'engagement de 1966. Cette révision s'encadrera dans un plan décennal de défense militaire (1975-1984). Dans l'immédiat, les autorités fédérales ont procédé et procéderont à l'aménagement d'un certain nombre de réformes, dont voici quelques-unes. Tout en dressant le bilan, largement positif — malgré des réticences et difficultés surgies çà et là — des nouveautés introduites en vertu du rapport Oswald, le chef du DMF a annoncé, entre autres, un remaniement du Livre du soldat, dans le but d'assurer une meilleure information sur la nature et la mission de l'armée. De nouveaux signes distinctifs, d'allure résolument moderne mais diversement appréciée, figureront sur l'uniforme militaire, lui-même destiné a subir quelques modifications. Un postulat Heimann (ind., ZH), adopté par le Conseil des Etats, a demandé une amélioration du statut des instructeurs contraints, malgré eux, de quitter le service. Le besoin d'une formation plus poussée s'est fait sentir dans les troupes sanitaires : des soldats s'en sont ouverts au conseiller fédéral Gnägi. Les Chambres ont approuvé un arrêté fédéral sur les mesures propres à assurer la relève des jeunes pilotes et grenadiers parachutistes. Elles ont en outre prorogé jusqu'en 1975 celui relatif au maintien d'un nombre suffisant de chevaux du train et de mulets aptes au service [5].
 
[1] Cf. APS, 1968, p. 44 ; 1969, p. 52 ; 1970, p. 51 ; 1971, p. 58 s. ; BO CN, 1972, p. 507 ss.
[2] Sens de la défense nationale : cf. entre autres « Landesverteidigung im Brennpunkt », in Revue politique, 51/1972, p. 125-174 ; Domaine public, 202, 9.11.72 ; Civitas, 27/1971-72, p. 851 s. ; Revue militaire suisse, 117/1972, p. 237 ss. ; symposium « Jeunesse et armée » de l'Institut Gottlieb-Duttweiler à Rüschlikon (ZH) le 8-9.12.72 : AZ, 291, 11.12.72 ; Bund, 291, 11.12.72 ; TA-Magazin, 3, 20.1.73. L'action de gauche s'est manifestée notamment par des publications (cf. analyse in IPZ-Information, S/6, janv.-fév. 1972) dont l'ouvrage de la Ligue marxiste révolutionnaire, L'antimilitarisme révolutionnaire, Lausanne 1972. Défense totale : Robert Junod, Défense totale, erieur totale, Zurich 1972 ; cf. aussi APS, 1971, p. 60.
[3] 300.000 hommes : Ww, 1, 3.1.73. Défilé (Emmen) : ibid. ; ensemble de la presse du 6.10.72. Le CN Villard (ps, BE) a déclaré que les défilés militaires constituaient une provocation (NZZ, 558, 29.11.72).
[4] Aide au tiers monde : cf. supra, p. 42 ss. Helsinki : cf. supra, p. 40. Traité : NZZ, 124, 14.3.72. Motion Arnold (reprise par Hubacher) : BO CN, 1972, p. 1065 ss. ; APS, 1970, p. 51; 1971, p. 61. Congrès PSS : GdL, 230, 2.10.72 ; Commission de défense nationale du PSS, Principes de base pour une politique moderne de sécurité, Aarau 1972 ; (PSS), Pour une politique globale de sécurité en Suisse..., document de travail à l'intention du congrès d'Interlaken des 30.9/1.10.72. Grandes lignes : FF, 1972, p. 1038 s. ; supra, p. 19 s. Etude des conflits : Domaine public, 175, 20.4.72 ; 200, 26.10.72 ; infra, p. 136 ; et surtout Recherche sur la paix en Suisse, Berne 1972 (Etudes et rapports de l'Institut d'éthique sociale de la Fédération des Eglises protestantes de la Suisse, no 2/3).
[5] Plan décennal : FF, 1972, p. 1039. Réformes Oswald et Livre du soldat : GdL, 203, 30.8.72. Signes distinctifs : Bund, 268, 14.11.72 ; GdL, 268, 15.11.72 ; 288, 8.12.72. Postulat Heimann : BO CE, 1973, p. 675. Formation sanitaire : GdL, 97, 26.4.72 ; TLM, 117, 26.4.72. Pilotes et grenadiers : message et projet d'arrêté in FF, 1972, I, no 19, p. 1141 ss. CE : BO CE, 1972, p. 556 s., 906 et 952 s. ; CN : BO CN, 1972, p. 2090 s. et 2446. Chevaux et mulets : message et projet d'arrêté in FF, 1972, I, no 11, p. 765 ss. ; CN : BO CN, 1972, p. 1262 ss. et 1855 ; CE : BO CE, 1972, p. 560 s. et 722. Pour un catalogue plus détaillé des réformes et nouveautés, cf. Rapp. gest., 1972, p. 149 ss. ; Hans Rudolf Kurz, « Das Militärjahr 1972 », in Der Fourier, 46/1973, p. 41 ss.