Année politique Suisse 1974 : Chronique générale / Défense nationale
 
Défense nationale et société
A une époque où, autant sinon plus que jamais, la violence fait rage dans le monde et où l'agressivité, comme pulsion profonde de l'individu et de l'espèce, est même souvent reconnue comme une qualité, rares sont ceux qui mettent sérieusement en doute la légitimité d'un dispositif de défense de la société et de I'Etat. Raison pour laquelle, après le Conseil des Etats en 1973, le Conseil national a très largement souscrit au rapport du gouvernement sur la politique de sécurité de la Suisse [1]. Mais s'il y a accord, chez nous comme ailleurs, sur le principe de la défense, on diverge profondément sur ses modalités concrètes d'application [2]. Tandis que sur un extrême les apôtres de la non-violence prônent la suppression de l'armée, sur l'autre les partisans inconditionnels de notre système militaire restent fidèles à des convictions traditionnelles que la célébration des centenaires de l'armée suisse et de la naissance du général Henri Guisan leur a permis de réaffirmer bien haut [3]. Ces derniers estiment faibles ou insuffisants les moyens financiers à disposition de la défense militaire et regrettent, inquiets, les compressions budgétaires auxquelles, comme les autres secteurs du ménage de la Confédération, l'armée a dû consentir à titre d'économie. Avec les milieux militaires; ils accordent la primauté à la crédibilité de notre défense nationale [4]. Ils s'opposent ainsi à ceux qui, principalement situés sur la gauche et l'extrême-gauche de l'éventail politique, privilégient la crédibilité de notre politique de paix. Le fait que le synode de l'Eglise catholique de Suisse n'ait rejeté qu'à une faible majorité une proposition visant, à long terme, à renoncer à la défense armée — attitude qui a suscité de vives réactions et une ardente polémique [5] — serait toutefois le signe d'une évolution sensible en faveur de l'option pacifiste.
Le Traité de non-prolifération des armes nucléaires dont il a déjà été question au chapitre de la politique étrangère représente, de ce point de vue, un important enjeu, du moins sur le plan des principes, de la lutte entre les tenants des deux conceptions. La controverse paraît devoir se cristalliser sur un point de droit public, à savoir l'interprétation des votes populaires de 1962 et 1963 sur l'équipement atomique du pays. Alors que, pour les partisans de la ratification, le peuple, en repoussant alors le principe d'un renoncement unilatéral de la Suisse à l'arme nucléaire, n'a fait que réserver l'avenir et laisser toute liberté de décision aux autorités fédérales, pour ses adversaires au contraire la double décision du souverain signifierait plutôt l'interdiction d'adhérer au traité. Le fait que celui-ci soit muni d'une clause de dénonciation ne semble pas en mesure de désarmer les opposants, car elle permet précisément, comme on l'a aussi relevé plus haut, de le soustraire à la sanction populaire, malgré son importance [6].
Des facteurs externes, comme la crise énergétique et l'état permanent de ni-guerre ni-paix [7], et internes, tels l'espionnage [8], les menées subversives contre l'armée mais aussi l'apathie voire la méfiance du citoyen à l'égard de cette dernière, ont renforcé le mouvement, déjà perceptible les années précédentes, en faveur d'un nouvel examen, à l'intérieur de la défense générale, de l'importance respective de la défense militaire et de la défense civile [9]. Celle-ci, qui comprend, rappelons-le, la protection civile, la défense psychologique et la défense économique, tend, au fil des ans et à la faveur des événements internationaux, à jouer, semble-t-il, un rôle grandissant.
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Protection civile
Depuis l'entrée en vigueur en 1963 de la loi de 1959 sur la protection civile, ce secteur a pris un développement réjouissant, grâce notamment au dévouement inlassable ou au dynamisme de certaines personnalités, parmi lesquelles le directeur de l'Office fédéral de la protection civile, le Bernois W. König, et le président central de l'Union suisse pour la protection des civils, le Soleurois L. Schürmann. Tous deux ont démissionné auxquels ont succédé, respectivement le Bernois H. Mumenthaler et le Genevois H. Schmitt [10]. Les difficultés financières de l'heure ont cependant ralenti le programme des réalisations et accentué peut-être un certain malaise général dû à des problèmes de formation à tous les échelons, à une grave pénurie d'instructeurs et à l'absence de cadres suffisamment qualifiés [11]. Les Chambres fédérales ont en outre adopté une initiative de l'Etat de Fribourg visant à alléger les charges des cantons et des communes dans ce domaine [12].
Le manque de liquidité, du reste sensible dans l'ensemble des collectivités publiques, ne semble pas avoir, malgré tout, affecté spécialement la situation de la protection civile. On reste conscient de ses besoins dans la perspective de la guerre moderne, si meurtrière pour les populations. Il en va de même de la défense psychologique. En traitant du rapport du Conseil fédéral sur la politique de sécurité, la grande chambre a souligné fortement la nécessité de renforcer ce secteur de la défense générale. Il apparaît urgent, compte tenu d'une certaine démobilisation de l'opinion publique, de raffermir la volonté de défense du pays. A cette fin, une politique d'information aussi large et complète que possible est souhaitée. L'idée d'une vulgarisation et d'une diffusion généralisée du rapport a été accueillie avec faveur par le gouvernement [13].
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Défense nationale économique
La perspective, sur le plan mondial, d'une crise économique et surtout d'une pénurie énergétique et alimentaire n'est pas restée sans répercussions sur la défense nationale économique. On ne renonce pas au principe de la distinction entre, d'un côté, la constitution de réserves en général et, de l'autre, l'économie de guerre proprement dite, mais il est question désormais d'élaborer des mesures pour les périodes dites de crise, indépendamment de tout danger imminent de guerre [14]. C'est dans ce but qu'une commission d'experts instituée par le Conseil fédéral a été chargée d'élaborer un nouveau projet de loi, en révision de la législation de 1955. Mentionnons aussi, d'une part la création au DFEP d'un poste de conseiller pour les questions de politique de sécurité [15], d'autre part l'adoption par le Conseil national de plusieurs propositions invitant l'exécutif à étudier les possibilités d'étendre au temps de paix diverses dispositions valables jusque-là pour le temps de guerre seulement [16].
 
[1] Cf. BO CN, 1974, p. 764 ss., ainsi que la presse à partir du 14.6.74. Pour 1973, cf. APS, 1973, p. 43 s.
[2] Cf. notamment Allgemeine Schweizerische Militärzeitschrift (ASMZ), 140/1974, no 2, p. 56 s. et no 7, p. 358 ss. ; « Gewaltfreie Verteidigung : Mythos und Wirklichkeit », in IPZ-Information, juin/juill. 1974.
[3] Armée suisse : cf. entre autres la presse à partir du 25.10.74, ainsi que Documenta, 1974, no 9, p. 24 s. Guisan : Bund, 228, 30.9.74 ; H. R. Kurz, « Zum 100. Geburtstag von General Henri Guisan », in Schweizer Soldat, 49/1974, no 9, p. 4 ss. ; Yves Delay, La grande chance de la Suisse. Le général Guisan ou l'art de gagner la paix, Echallens (1974). Selon une enquête d'opinion menée à l'école de recrues de Colombier (NE), 72 % des jeunes interrogés se feraient une image positive du général : GdL, 94, 24.4.74.
[4] Unsere Armee in den 70er Jahren. Ihre Möglichkeiten und Bedürfnisse im Lichte der allgemeinen militärstrategischen Entwicklung, publ. par le Verein zur Förderung des Wehrwillens und der Wehrwissenschaft, Zürich (1974) ; cf. aussi BN, 279, 28.11.74 (discours du CF R. Gnägi) ; Documenta, 1974, no 5, p. 27 ss. (exposé du commandant de corps H. Senn). Certains spécialistes estiment élevée la vulnérabilité de notre défense armée et moindre sa crédibilité : cf. Curt Gasteyger, « Die Schweiz in der Sicht der NATO », in TA-Magazin, no 34, 24.8.74 ; no 43, 26.10.74. Pour le commandant de corps Wildbolz (cf. Europa, 41/1974, no 4/5, p. 9), la Suisse pourrait rejoindre une « Communauté européenne de défense » le jour où celle-ci serait tout à fait neutre et autonome. A propos des restrictions financières, cf. notamment H. R. Kurz, « Das Militärjahr 1974 », in Der Fourier, 48/1975, no 2, p. 41 s.
[5] Cf. infra, part. I, 8. Précisons que les réactions sont parvenues des milieux les plus divers, mais notamment de l'armée (Bund, 58, 11.3.74) et de plusieurs partis PDC (NZZ, 130, 19.3.74). La Conférence des évêques de Suisse a reconnu à l'Eglise et donc au synode le droit de se prononcer sur les questions de paix et de défense (NZZ, 111, 7.3.74). Certains synodes diocésains se sont déclarés beaucoup plus favorables au maintien de l'armée (Vat., 153, 5.7.74).
[6] Cf. supra, part. I, 2. La thèse de la liberté de décision est défendue par le Conseil fédéral : FF, 1974, II, no 46, p. 1053 s.
[7] Cf. Documenta, 1974, no 1, p. 12 ; infra, part. I, 6 a.
[8] L'espionnage serait aussi bien américain (cf. la petite question du socialiste genevois J. Ziegler : Délib. Ass. féd., 1974, V, p. 59) que soviétique (cf. supra, part. I, 2, note 52).
[9] Cf. APS, 1973, p. 45. Subversion : voir infra, à propos des comités de soldats. A propos da la défense militaire, l'Alliance des indépendants a condamné « tout engagement abusif de l'armée à l'intérieur du pays » (Principes et directives 1974, Lausanne 1974, p. 8).
[10] NBZ, 42, 8.2.74 ; GdL, 49, 28.2.74 ; JdG, 158, 10.7.74 ; 227, 30.9.74.
[11] Brückenbauer, 18, 3.5.74 ; TA, 66, 20.3.74 ; NZZ, 161, 5.4.74.
[12] Délib. Ass. féd., 1974, I, p. 7. Une initiative Hefti (prd, GL) relative au subventionnement des constructions de protection civile et déposée en 1973, a été retirée par son auteur : ibid., 1974, V, p. 9.
[13] BO CN, 1974, p. 764 ss. Le primat de la volonté de défense a été fortement souligné par le lieutenant-colonel et CE L. Guisan (« La conception de la défense générale », in ASMZ, 140/1974, no 10, p. 513 ss.), ainsi que par la Commission des affaires militaires du CN (GdL, 294, 17.12.74 ; TA, 293, 17.12.74).
[14] Déclaration du CF R. Gnägi : Documenta, 1974, no 2, p. 27 ss.
[15] Commission : TA, 165, 19.7.74. DFEP : LNN, 182, 8.8.74.
[16] Cf. les postulats Cavelty (pdc, GR) et Künzi (prd, ZH), adoptés par le CN : BO CN, 1974, p. 1019 s. et 1691 ss. Cf. aussi l'interpellation Baumberger (prd, AR) avec réponse du CF E. Brugger : ibid., p. 1691 ss. Cf. en outre D. Steinmann, « Die Sicherstellung der Vorratshaltung », in Wirtschaft und Recht, 26/1974, no 4, p. 271 ss.