Année politique Suisse 1974 : Chronique générale / Défense nationale
 
Organisation
Dans une partie au moins de l'opinion publique, la défense civile est regardée avec davantage de bienveillance que l'armée. Celle-ci, comme pilier central de la défense générale et comme garant éventuel de la tranquillité publique, demeure l'une des cibles de choix, en l'absence de grave menace de guerre, des censeurs du régime. Les critiques et attaques dont elle est l'objet sont aussi bien intérieures qu'extérieures à elle-même. Elles visent à la fois ses structures internes et ses relations privilégiées avec certains milieux influents du pays. Comme illustration de ce dernier point, citons la résolution du Parti socialiste suisse, votée en congrès à Lucerne, qui dénonce le « complexe militaro-industriel » et les accointances de hauts gradés avec l'économie [17]. De telles liaisons ne semblént pas en mesure, en effet, de dissiper un certain climat de suspicion qui pèse sur l'armée, considérée par ses détracteurs comme un instrument au service du capitalisme. Elles tendent au contraire à accréditer cette thèse auprès de l'homme de la rue. Mais surtout elles encouragent la contestation au sein même de la troupe, et cela au moment précis où l'introduction des réformes préconisées par le « rapport Oswald » — nous y reviendrons plus bas — entraîne de façon inévitable un certain relâchement de la discipline.
« Le manque de discipline doit être combattue avec la dernière rigueur », a précisément déclaré le chef du DMF [18] pour qui les principaux responsables du désordre sont les « comités de soldats », groupuscules apparus en Suisse en 1972 et dont l'objectif officiel [19] est de combattre le militarisme, quelques-unes de ses formes en tout cas. Mais alors que certains voient dans leur action une forme caractérisée de subversion voire de sabotage [20], d'autres jugent au contraire leurs activités comme parfaitement légales et raisonnables [21]. Les premiers veulent les réprimer, les seconds plutôt les encourager comme susceptibles de promouvoir une réforme en profondeur des structures de l'autorité dans une armée restée trop longtemps rivée, dit-on, à des schémas hiérarchiques maintenant périmés [22]. Les revendications s'expriment en termes de libéralisation, de participation, de démocratisation. Les partisans de la nouvelle voie réclament non seulement certains aménagements mineurs en faveur de la liberté individuelle, telle la modification ou l'abrogation des mesures en vigueur sur la tenue capillaire [23], mais encore et surtout le plein exercice par les hommes sous les drapeaux de leurs droits fondamentaux de citoyens, notamment la liberté d'expression, de presse, de réunion (à la veille d'élections ou de votations nationales entre autres) ainsi qu'un droit d'association (qui légaliserait en particulier la formation des comités de soldats) [24]. Le système de promotion militaire devrait aussi être démocratisé et une sorte d'autogestion introduite [25]. Pour le Conseil fédéral et les adversaires de ces nouveautés, il s'agit là de tentatives révolutionnaires. A leurs yeux, les droits civiques actuellement garantis dans l'armée, celui de vote en particulier, sont suffisants, et les restrictions apportées se justifient par les exigences de la bonne marche du service : l'agitation électorale par exemple nuirait à la cohésion, toujours nécessaire, de la troupe [26]. Quant aux autres innovations, tentées çà et là à l'étranger, on prétend qu'elles n'ont pas fait leurs preuves ou qu'elles ne conviendraient pas à la Suisse.
Parmi elles, le projet d'instituer un médiateur ou ombudsman pour l'armée paraît faire long feu, du moins à la lumière des événements de 1974. Après consultation d'experts suisses et ouest-allemands, la commission ad hoc du Conseil national a en effet suspendu ses travaux. Du côté officiel, deux raisons sont apportées à cette décision qui semble en fait n'avoir guère surpris les observateurs : attendre les propositions gouvernementales sur la création éventuelle d'un poste de médiateur civil pour l'administration dans son ensemble ; faire de même quant à la revision du code pénal militaire ainsi que du code de procédure y relatif [27]. Le chef du DMF reconnaît certes le rôle de « soupape de sûreté » que pourrait jouer un tel personnage dans une armée od règnent, selon certains, un profond malaise et même une situation explosive. Par son indépendance, cet homme serait aussi en mesure, ajoute M. Gnägi, d'assurer la liaison entre l'armée et l'opinion publique comme garant d'une information intègre. Toutefois les objections ne manquent pas. On se demande notamment s'il ne s'agit pas là d'une complication quelque peu inutile pour une armée de milice qui est d'une certaine manière sa propre médiatrice, et si notre armée n'est pas déjà contrôlée en suffisance par le parlement [28].
La création d'une instance de médiation dans l'armée est liée, de près ou de loin, à des problèmes plus généraux qui touchent : la justice militaire, dont certains demandent la suppression [29] ; le code pénal militaire, qui a fait l'objet d'une réformette en 1974 [30] mais dont la grande refonte prévue s'avère de plus en plus urgente ; et surtout l'objection de conscience qui ne cesse, au vu du nombre croissant des condamnations pour refus de servir [31], de prendre de l'ampleur. A ce sujet, les tracas des autorités — la sévérité de maints verdicts et les réactions qu'ils ont suscitées n'y sont pas étrangères [32] — sont tels que, de leur sein même, on a émis l'idée de décharger les tribunaux militaires de leur tâche ingrate de juger les objecteurs [33].
 
[17] JdG, 121, 27.5.74 ; NZZ, 241, 27.5.74. Parmi les personnalités visées, citons P. Gygli (cf. supra, part. I, 1b, note 40) et H. Oswald, qui a donné son nom au rapport bien connu.
[18] Documenta, 1974, no 4, p. 18. Cf. aussi petite question Schalcher (év., ZH) et réponse du CF : BO CN, 1974, p. 679.
[19] Repris dans un communiqué de l'Agence télégraphique suisse (TG, 28, 4.2.74). Cf. aussi petite question Gautier (lib., GE) avec réponse du CF : BO CN, 1974, p. 693.
[20] Postulat Baumann (udc, AG), adopté par le CN par 102 voix, contre 14 à la proposition de rejet présenté par J. Ziegler (ps, GE) : BO CN, 1974, p. 1921 ss. Cf. aussi Die « Soldatenkomitees », in IPZ-Information, fév. 1974. Dans une lettre à M. Gnägi, l'Union des mobilisés 1914-1918 a demandé la dissolution des comités de soldats ainsi que de « toute formation subversive » (TG, 32, 8.2.74).
[21] Petites questions Ziegler (ps, GE) et Villard (ps, BE) avec réponse du CF : BO CN, 1974, p. 1931 s.
[22] Le problème des rapports d'autorité entre supérieurs et subordonnés a fait l'objet d'analyses. Cf. par exemple F. Meerwein, « Führungs- und Autoritätsprobleme in psychologischer Sicht », in ASMZ, 140/1974, no 11, ss. ; Seethaler, « Thesen zur Führung », ibid., no 12 p. 621 s. ; E. Lohner, « Meuterei und Sabotage », ibid., no 2, p. 61 ss. ; no 3, p. 109 ss. Cf. aussi Bund, 92, 22.4.74 ; NZZ, 41, 25.1.74 ; 50, 31.1.74.
[23] Postulat Hubacher (ps, BS), rejeté par le CN : BO CN, 1974, p. 1919.
[24] Petites questions Villard (ps, BE) et Ziegler (ps, GE) : BO CN, 1974, p. 1931 s.
[25] Résolution du PSS à Lucerne : TA, 120, 27.5.74 ; Vat., 121, 27.5.74. Le Congrès a encore demandé la suppression de l'organisation « Armée et Foyer ». Cf. en outre « Agitation gegen Haus und Heer », in IPZ-In formation, déc. 1974. Signalons encore la fondation d'un comité pour les droits démocratiques dans l'armée, où siègent plusieurs conseillers nationaux des partis de gauche (NZ, 277, 5.9.74). On mentionnera enfin, au chapitre du respect des libertés individuelles, le dépôt au CN d'une interpellation Riesen (ps, FR), relative au projet du DMF de la mise sur fiche et du traitement par ordinateur de renseignements personnels sur chaque soldat (projet PISA ou Personalinformationssystem der Armee) : Délib. Ass. féd., 1974, V, p. 51).
[26] Déclaration du CF : BO CN, 1974, p. 1932.
[27] Cf. GdL, 19, 24.1.74 ; 20, 25.1.74 ; NZZ, 389, 23.8.74 ; TG, 196, 23.8.74. Cf. aussi G. Jakob, « Ombudsman und Beschwerderecht in der Armee », in Schweizer Soldat, 49/1974, no 1, p. 15 s.
[28] Documenta, 1974, no 4, p. 18 s. Cf. APS, 1973, p. 47.
[29] A ce sujet, cf. E. Lohner, H. Braunschweig, « Militärjustiz : Ja oder Nein ? », in ASMZ, 140/1974, supplément au no 11. Cf. aussi Brückenbauer, 19, 10.5.74.
[30] Cette petite réforme a surtout consisté dans l'harmonisation du code pénal militaire au code pénal révisé en 1971. Cf. FF, 1974, I, no 23, p. 1397 ss. ; BO CE, 1974, p. 430 ss. ; BO CN, 1974, p. 1505 ss. Sur les abus d'autorité en général dans l'armée, cf. R. Henggeler, Der Missbrauch der Dienstgewalt im schweizerischen Militärstrafrecht, thèse Zurich 1973, ainsi que ASMZ, 140/1974, no 1, p. 40. Cf. aussi petite question Chavanne (ps, GE) et réponse du CF : BO CN, 1974, p. 677 s.
[31] 545 en 1974, contre 450 en 1973 (Rapp. gest., 1974, p. 191 ; APS, 1973, p. 48).
[32] Suite à la procédure militaire, de dures sanctions supplémentaires (licenciements) ont été prononcées çà et là par l'instance civile (canton, commune) contre des objecteurs exerçant leur activité professionnelle dans les domaines de l'enseignement, de l'éducation, de la prévention ou de l'hygiène sociale. Cf. notamment TLM, 88, 29.3.74 ; LNN, 232, 7.10.74 ; NZZ, 514, 11.12.74.
[33] Cf. l'auditeur en chef de l'armée, E. Lohner (cf. supra, note 29).