Année politique Suisse 1976 : Chronique générale / Politique étrangère suisse
 
Principes de la politique étrangère suisse
La politique étrangère de la Suisse a continué à affronter en 1976 le dilemme résultant d'un conflit d'objectifs fondamental. En effet, la difficulté majeure, consistant à maîtriser la réalité internationale des dépendances réciproques sans perdre la finalité de l'indépendance comme base de l'identité nationale, s'est manifestée de nouveau et s'est même accentuée. Un déroulement apparemment paisible des événements a certes permis d'écarter ce dilemme du centre de l'actualité politique.
L'imbrication des faits au sein d'un réseau serré d'interdépendances globales a largement relativisé l'indépendance de la Suisse par rapport à l'étranger. Cette situation exige une disponibilité et une souplesse d'adaptation aux mutations accélérées de la communauté mondiale, mais offre, en revanche, une chance de participer activement à la formation de la politique internationale. Un comportement isolationniste ne constitue plus aujourd'hui une variante réaliste que ce soit sur le plan économique ou politique ; une telle attitude renferme en effet un grand danger. Celui de voir la dépendance réelle de la Suisse se développer plus rapidement que la conscience indispensable de cette situation. Et donc plus rapidement que les moyens d'actions de politique intérieure et étrangère qui permettent de contrôler cette dépendance et ses conséquences, puis d'agir sur elles. C'est pourquoi la politique étrangère traditionnellement orientée vers l'indépendance se heurte toujours plus à ses propres limites, qu'elle ne peut reculer qu'en modifiant les principes normatifs sur lesquels elle repose en définitive.
Cette évolution nécessaire des principes constitue un processus douloureux qui menace notre identité nationale. La conscience nationale de la Suisse a pu se former durant des décennies selon des traditions ancestrales et a été spécialement conçue comme une continuité, en particulier dans sa dimension de politique étrangère. Son caractère statique cimente donc un idéal de souveraineté où la liberté est alors comprise comme indépendance nationale et non pas comme reconnaissance des nécessités internationales. Une telle conscience de soi produit fatalement au sein de la population une propension à réagir encore plus fortement avec une mentalité de « réduit national » et une attitude de repli hérissé face aux difficultés provoquées par l'interdépendance croissante. Sous la double pression des transformations internationales et de leurs répercussions sur la politique intérieure de l'Etat, il faut s'attendre, à l'avenir, à une politisation croissante de nos relations extérieures. En effet, bien des problèmes pendants dans ce domaine nepeuvent plus guère être résolus au moyen de décisions techniques et spécifiques, parce que le terrain des objectifs est lui-même mouvant et que de nouvelles valeurs sont non seulement possibles, mais encore s'imposent d'urgence.
Un malaise est déjà apparu nettement au sujet du rôle international de la Suisse et se répercute sporadiquement dans une critique sans nuance, en partie purement émotionnelle. Il apparaît surtout difficile aux milieux de gauche et à ceux qui se sont engagés dans la politique de développement de continuer à s'identifier avec notre politique étrangère qui est, à leurs yeux, trop puissamment au service d'intérêts économiques. Notre pays courrait le danger de perdre sa crédibilité si les maximes de neutralité et de solidarité ne servent que d'alibis politiques aux profits de l'économie privée [1]. Dans une direction différente, ne se situant plus sur le plan de la morale, une critique d'ordre fonctionnel se manifeste, qui cherche à tirer ses arguments de la perspective globale d'une rationalité collective. Cette critique plaide en faveur d'un affinement de la pensée et de l'action en matière de stratégie politique, par un dépassement des intérêts nationaux égoïstes et à court terme, pour percevoir les intérêts universels ; il se constituerait donc, à long terme, une motivation supranationale de la politique étrangère et une dissolution progressive de celle-ci sous forme d'une politique intérieure à l'échelle du globe, qui serait l'unique chance de survie de la communauté mondiale [2].
Pendant que des voix radicales — au sens étymologique du terme — s'élèvent au milieu des discussions sur la stratégie, se placent dans la perspective d'un ordre futur plus juste, rompant avec les traditions garantes de notre identité et paraissent prêtes à jeter par-dessus bord certains principes de notre politique étrangère, les autorités et une bonne partie de l'élite politique ont manifesté une tendance plus modérée. Elles ont cherché à résoudre le dilemme entre réalité internationale et identité nationale en procédant à une nouvelle interprétation dialectique des principes traditionnels. La finalité de notre politique étrangère devrait certes rester l'affirmation de notre indépendance, mais celle-ci ne peut plus signifier la même chose qu'autrefois. Aujourd'hui, il s'agit de prendre connaissance et conscience de la dépendance effective de la Suisse et de la contrôler sur le plan politique ; précisément, une collaboration suivie à l'intégration européenne et mondiale garantirait une forme réaliste de l'indépendance, en compensant la perte d'autonomie par une participation accrue. En outre, la neutralité garderait sa valeur de maxime fondamentale de notre politique étrangère, bien que les conditions d'une politique de neutralité se soient très profondément modifiées. Pas de retenue craintive, mais, au contraire, participation à toutes les manifestations de la vie internationale, serait alors l'impératif du moment [3]. Une mise en valeur des aspects proprement politiques de nos relations avec l'étranger a ainsi trouvé sa répercussion dans cette exigence d'une participation accrue. Ce faisant, on a également tenté de juguler le risque que la connexité traditionnelle entre notre commerce extérieur dynamique et notre politique étrangère passive faisait courir aux intérêts suisses, surtout dans le tiers monde et dans le domaine des relations multilatérales. Les données servant à redéfinir les principes traditionnels ont déjà produit de modestes effets sur la pratique politique. C'est ainsi que, pour la première fois, la Suisse s'est fait officiellement représenter par des observateurs à la conférence au sommet des non-alignés, durant l'été, à Colombo [4]. Elle s'est aussi déclarée disposée à discuter sa position relative à la politique européenne de sécurité avec les autres Etats neutres [5].
Cependant, dans l'ensemble, le Conseil fédéral a donné l'impression de réaliser avec la plus grande retenue cette politique d'ouverture et de présence active, qu'il a pourtant lui-même inaugurée. Ce ménagement d'une opinion populaire conservatrice et isolationniste a toutefois suscité des critiques. Selon elles, si le Conseil fédéral ne remplit son rôle gouvernemental qu'avec pusillanimité et restreint donc ses objectifs de participation à la vie internationale, il contribue alors à nourrir en retour cette volonté populaire. Il lui est donc nécessaire, en développant l'information, de faire naître une conscience adaptée à notre temps, car, en démocratie directe, il ne suffit pas aux autorités de refuser la politique de l'autruche [6]. Cette critique exprime un dilemme fondamental: d'une part, une insuffisance dans la prise de conscience populaire en matière de politique étrangère peut notamment contribuer, à court terme, à un maintien de la stabilité de notre unité nationale, car elle épargne toute une série d'épreuves pénibles à notre démocratie de consensus, aussi longtemps que la politique étrangère se déroule à l'écart des débats politiques publics. Mais, d'autre part, à long terme, il sera toujours plus difficile de trouver encore la légitimation démocratique nécessaire à une politique étrangère réaliste et coopérative. Le Conseil fédéral est conscient de la nécessité de développer le dialogue avec « une opinion publique qui vit en marge des réalités mondiales ». Il a exprimé l'espoir que les partis politiques, entre autres, l'aideraient aussi dans l'accomplissement de cette tâche [7]. Cependant, ceux-ci semblent peu intéressés par les problèmes internationaux, ce qui est confirmé par les relations distendues qu'ils entretiennent avec leurs partis frères d'Europe. C'est seulement au sein du parti radical et du parti socialiste que se sont fait entendre des voix réclamant que l'on accorde à nouveau plus d'importance à la politique étrangère [8].
 
[1] Cf. J. Ziegler, Une Suisse au-dessus de tout soupçon, Paris 1976 ; NZ, 114, 10.4.76 ; 224, 20.7.76 ; 312, 7.10.76 ; 322, 16.10.76 ; Vat., 165, 19.7.76. Voir aussi APS, 1975, p. 40 s.
[2] Cf. D. Frei, « Weltpolitische Entscheidungen — im nationalen oder im universalen Interesse ? », in Schweizer Monatshefte, 56/1976-77, p. 107 ss. ; NZ, 207, 5.7.76 ; LNN, 293, 15.12.76. Cf. aussi M. Sieber, Abhängigkeit, Zürich 1976 (Kleine Studien zur Politischen Wissenschaft, 101-102) et, du même auteur, Soziale Indikatoren für die Aussenpolitik. Die Abhängigkeit der Schweiz von ihrer Umwelt, Zürich 1976 (Kleine Studien..., 103-106). Voir aussi D. Frei (Hrsg.), Die Schweiz in einer sich wandelnden Welt, Zürich 1977 (Sozialwissenschaftliche Studien des Schweiz. Instituts für Auslandforschung, 5).
[3] Cf. le CF Graber, in Documenta, 1976, no 2, p. 20 ss. ; no 5, p. 24 ss. ; A. Weitnauer, in Documenta, 1976, no 6, p. 36 ss. Cf. aussi LNN, 26, 2.2.76 ; 24 heures, 173, 27.7.76, ainsi que FF, 1976, I, p. 433 ss. (Grandes lignes de la politique gouvernementale).
[4] Cf. Tat, 171, 22.7.76 ; NZ, 227, 23.7.76 ; 251, 14.8.76 ; JdG, 171, 24.7.76 ; TLM, 206, 24.7.76 ; 24 heures, 171, 24.7.76 ; TG, 186, 11.8.76 ; FA, 88, 13.8.76 ; TA, 187, 13.8.76 ; 194, 21.8.76 ; Bund, 189, 15.8.76 ; Vat., 194, 21.8.76 ; Ww, 34, 25.8.76 ainsi que la presse du 26.8.76.
[5] Cf. Rapp. gest., 1976, p. 15 ; JdG (Reuter), 100, 30.4.76 ; TA, 120-121, 25-26.5.76 ; NZ, 257, 19.8.76 ; NZZ (afp), 277, 25.11.76. Voir aussi A. Aebi, Der Beitrag neutraler Staaten zur Friedenssicherung untersucht am Beispiel Österreichs und der Schweiz, Zürich 1976.
[6] Cf. A. Riklin, in Civitas, 31/1975-76, p. 676 ss. ; BO CN, 1976, p. 1585 ss. (interpellations Hofer, udc, BE, Blum, ps, BE, Auer, prd, BL). Cf. aussi Ww, 25, 23.6.76.
[7] Cf. déclarations du CF Graber, in Documenta, 1976, no 5, p. 25 et BO CN, 1976, p. 1598 s.
[8] Cf. H. Stranner, in Europa, 43/1976, no 6, p. 4 s. ; Ww, 18, 5.5.76. PRD : Revue politique, 55/1976, no 3/4. PSS : FA, 113, 11.9.76 ; 182, 1.12.76 ; Infrarot, no 28, sept. 1976.