Année politique Suisse 1978 : Eléments du système politique / Structures fédéralistes / Question territoriales
La question jurassienne
[11] a été marquée par la création du nouveau canton. La grande majorité des citoyens suisses qui ont franchi ce pas ne doit pas masquer les divergences dans l'interprétation de cette décision populaire. S'agissait-il de solutionner un problème délicat ou fallait-il empêcher que cette question ne s'envenime? Faut-il parler d'une concession arrachée par les séparatistes au système politique et ce, contre la volonté de ce dernier ou considérer que la naissance de ce canton est le résultat d'un développement heureux de notre Etat fédéral? Enfin, fallait-il uniquement confirmer formellement un acte d'autodétermination consacrant déjà en fait le nouvel Etat ou, au contraire, sanctionner la création d'un nouveau membre de la Confédération?
Les problèmes consécutifs à cet événement principal ont suscité une attention moins soutenue bien qu'une partie d'entre eux soient «explosifs». Désormais, la question jurassienne est confinée dans les districts restés bernois dont le Rassemblement jurassien (RJ), actif tant au Nord qu'au Sud, exige la «réunification ». La forte position politique du RJ au sein du canton du Jura constitue pour celui-ci un handicap dans ses relations avec son voisin bernois, d'autant plus que, pour le moment, Delémont a encore besoin de son soutien. L'Etat de Berne, territorialement amputé, est contraint d'adapter ses institutions aux nouvelles conditions. Il va en conséquence accorder un traitement préférentiel à la minorité francophone du Jura-Sud et à la population catholique du Laufonnais. De plus, le Laufonnais, devenu une enclave bernoise, va chercher, en principe, à se rattacher à un autre canton. Enfin, la séparation du canton de Berne en deux cantons à part entière repose la question du maintien de demi-cantons, notamment dans le proche voisinage de la Suisse du Nord-Ouest.
La
modification constitutionnelle, proposée par le Conseil fédéral, en 1977,
visant à accueillir un 23e canton au sein de la Confédération et approuvée l'année précédente par le Conseil des Etats, donna lieu, en mars, à un débat de trois jours au Conseil national. Certes, tous les groupes parlementaires importants l'approuvèrent. Seuls quelques groupements marginaux s'y opposèrent explicitement. Pourtant, plusieurs votes exprimèrent le vif malaise qui régnait, parce que le RJ persistait à maintenir ses prétentions concernant le rattachement du Jura-Sud. V. Oehen (an, BE) proposa le renvoi au gouvernement et recommanda de rétablir l'ordre dans le Jura en instituant un protectorat fédéral. Mais son avis ne fut pas' partagé. Par ailleurs, des représentants des deux Bâles tentèrent, sans succès, d'élever leur demi-canton au rang de canton à part entière, en proposant de lier cette question à la revision constitutionnelle proposée. Le Conseil national adopta cette revision par 145 voix contre 11
[12].
La campagne visant à obtenir une double majorité «peuple et cantons» en faveur d'une innovation aussi inhabituelle, commença déjà au cours de l'hiver et se développa progressivement jusqu'au 24 septembre, prenant la forme d'une manifestation de grande envergure à laquelle quasiment toutes les personnalités politiques éminentes du pays prirent part. Suite à une longue période de doutes et de retenue, des forums et des discussions innombrables, une exposition itinérante, des excursions, des émissions de télévision et de radio, des publications diverses, des articles et des appels furent utilisés afin de convaincre l'opinion publique de l'opportunité de créer ce canton. A l'exception de la «nouvelle droite», tous les partis politiques suisses recommandèrent de voter oui. Les quatre partis gouvernementaux constituèrent un comité d'action placé sous la présidence de quatre anciens conseillers fédéraux. A l'initiative du gouvernement neuchâtelois, tous les cantons lancèrent également un appel commun en faveur du oui
[13].
Deux personnalités de l'Assemblée constituante, le président F. Lachat et A. Artho, membre radical du bureau de la Constituante, furent parmi les principaux instigateurs de la campagne destinée à promouvoir un mouvement de sympathie à l'égard du nouveau canton. De leur côté, les groupes politiques de l'Assemblée constituante et les présidents de toutes les communes du Jura-Nord se rallièrent à cette tendance. En revanche, le RJ et son organisation de jeunesse «Bélier» ne participèrent pas officiellement à la campagne, parce qu'à leurs yeux, le plébiscite de 1974 consacrait déjà le nouveau canton et qu'ils considéraient la votation populaire comme une simple formalité. Toujours est-il que les chefs du mouvement séparatiste prirent part à diverses manifestations dans le reste de la Suisse
[14].
Parmi les partisans du nouveau canton, les uns ont mis l'accent sur la sympathie à accorder à une minorité active et innovatrice qui, dans un Etat fédéraliste, a le droit d'avoir sa propre existence. D'autres ont plaidé pour un oui «raisonnable» permettant de créer des conditions favorables pour résoudre ce conflit et respectant aussi le droit d'autodétermination accordé par le canton de Berne lui-même. On redoutait encore qu'un non n'engendre une situation intenable, puisqu'il n'était pas imaginable de maintenir le Jura-Nord sous administration bernoise
[15].
Du côté bernois, on déplorait fréquemment le fait que les représentants du nouveau canton ne se distançaient pas assez publiquement des actes illégaux commis par des éléments séparatistes, ainsi que des projets du RJ visant à poursuivre la lutte dans le Jura-Sud. En guise de réponse, F. Lachat rappela que les parties avaient renoncé à tout recours à la force dans la convention qui avait été passée avec Berne en septembre 1977, tout en insistant aussi sur le fait qu'une minorité a le droit de tenter d'obtenir une modification territoriale par des moyens démocratiques
[16]. Ce n'est que dix semaines avant la votation populaire, que le gouvernement bernois se décida à recommander un vote positif
[17].
Parmi les adversaires du projet fédéral de création du canton du Jura, le conseiller national Oehen a occupé une place de tout premier plan. A ses cités, un comité d'action s'est constitué composé de politiciens conservateurs, tous d'origine alémanique et appartenant à divers partis
[18]. Les principaux arguments avancés en faveur du non furent les méthodes de combat pratiquées par les séparatistes et leur idéologie, ainsi que la constitution non conformiste dont s'était doté le canton
[19]. Les antiséparatistes du Jura-Sud adoptèrent une position ambiguë. En effet, tandis que l'organisation de jeunesse «Sanglier» luttait vertement pour le rejet du nouveau canton, le Groupement féminin de Force démocratique s'était contenté de préconiser l'abstention. Le parti socialiste et le parti radical du Jura bernois laissèrent la liberté de vote
[20].
Dans la mesure où l'on avait cru déceler au sein de la population un large sentiment de défiance vis-à-vis des dirigeants du nouveau canton, le
oui massif sorti des urnes le 24 septembre constitua une surprise générale. Si le taux d'approbation était un peu moins élevé en Suisse alémanique qu'en Suisse romande et un peu plus faible dans les régions réformées que dans les régions catholiques (mais nulle part il ne fut inférieur à 70%, à l'exception du canton de Berne où il n'était cependant guère inférieur), par contre, la participation au scrutin ne s'était élevée qu'à 42%
[21]. Une enquête a montré que parmi les personnes qui se sont abstenues, partisans et adversaires du canton se répartissaient approximativement dans les mêmes proportions que les votants. Les principales raisons avancées en faveur du oui furent d'une part, la nécessité de mettre un terme à ce conflit et d'autre part, un sentiment de solidarité avec la minorité. Suisses allemands et protestants invoquèrent le plus souvent la première raison, tandis que Romands et catholiques avancèrent plus fréquemment la seconde
[22].
Au soir de la votation, le nouveau canton était en pleine effervescence. F. Lachat célébra la victoire à Delémont. Il ne manqua pas à cette occasion de remercier tous ceux qui avaient contribué à sa création. Une semaine plus tard, lors de la célébration de la Fête du peuple jurassien, dont la date avait été repoussée en raison de la votation populaire, un climat moins serein s'installa. En effet, les chefs du RJ déclarèrent que la fondation du canton était l'oeuvre des seuls Jurassiens et répétèrent que le scrutin fédéral ne constituait qu'une simple ratification, ouvrant ainsi la porte à la seconde étape, qui consiste à libérer le reste du Jura. A. Charpilloz, porte-parole des séparatistes du Jura-Sud, invita tous les Jurassiens à la conquête progressive du Sud par le Nord
[23]. De telles affirmations furent maintes fois ressenties comme de véritables affronts par les partisans du nouveau canton
[24]. De son cité, le gouvernement bernois fit dépendre sa collaboration à une transmission normale du pouvoir administratif aux nouvelles autorités de l'obligation, pour les deux partenaires, de maintenir des relations de bon voisinage, obligation dont la violation pourrait permettre à la partie lésée de révoquer les arrangements convenus. Etant donné que les représentants du Jura tenaient beaucoup à ce que la passation des pouvoirs se fit à temps et sans heurts, ils acceptèrent de se plier aux conditions posées par le canton de Berne. C'est ainsi que le 21 décembre, 122 conventions transitoires ont pu être signées. Le canton du Jura, qui disposait partiellement de la personnalité juridique depuis octobre déjà, devint souverain dès le 1er janvier 1979
[25].
Afin d'atteindre ce but,
l'Assemblée constituante et ses commissions ont déployé, tout au long de l'année, une activité tout aussi intense que celle qui fut la leur en 1977. Toute la législation bernoise fut examinée et adaptée lorsque cela s'avéra nécessaire. De plus, on a élaboré 16 lois nouvelles concernant essentiellement les droits politiques des citoyens, l'organisation des autorités et de l'administration, les finances publiques, la Banque cantonale ainsi que les rapports entre l'Etat et l'Eglise. Le temps mis à disposition fut très limité, ce qui n'a guère été propice à l'information et à la participation du public. Plusieurs plaintes ont d'ailleurs été enregistrées. Certes, toutes les modifications de la législation bernoise furent soumises au peuple en vertu des dispositions transitoires de la constitution jurassienne. Mais les citoyens ne purent consulter ces textes, dont le format avait quelque 1000 pages, que dans les secrétariats communaux. La participation fut faible: 42,5% lors du premier scrutin, le 5 novembre, et 26,3% lors du second, le 17 décembre. Le pourcentage des non s'est situé entre 6 et 16,5%
[26]. Malgré cela, la législation jurassienne connut quelques innovations inhabituelles, comme le droit de grève pour les fonctionnaires, un droit de vote limité pour les étrangers et un droit de vote pour les Jurassiens de l'extérieur. Ce dernier ne s'étend pas d'ailleurs aux seuls Suisses résidant à l'étranger, mais également aux Jurassiens établis dans d'autres cantons et ne jouissant pas des droits civiques (les jeunes entre 18 et 20 ans par exemple). Cette dernière disposition n'est pas encore entrée en vigueur et sa conformité juridique est encore examinée par le Conseil fédéral
[27].
L'élection des premières autorités régulières a beaucoup plus passionné les gens que la mise en place de la législation. Nous verrons ailleurs comment le RJ tenta d'influer d'une façon déterminante sur ces élections et comment il réussit, non sans peine, à écarter du nouveau gouvernement jurassien le PRD qui, à cause de son attitude antérieure, ne comptait pas parmi les partis promoteurs du nouveau canton
[28].
[11] Hors des publications citées plus bas, cf. trois études scientifiques: H.-J. Harder, Der Kanton Jura, Ursachen und Schritte zur Lösung eines Schweizer Minderheitenproblems, Frankfurt a.M.-Bern 1978; J.-CI. Rennwald, Combat jurassien, Aliénation ethnique et nouvelle culture politique, Lausanne 1977 et R. Ruffieux / B. Prongué, «Le canton du Jura à travers les travaux de l'Assemblée constituante», in ASSP, 18/1978, p. 105 ss. ainsi que deux contributions personnelles et engagées: P. Bottinelli, Ma question jurassienne, Bienne 1978 (antiséparatiste) et V. Philippe, Le Jura République, 23e canton suisse, Lausanne 1978 (autonomiste). Pour la position antiséparatiste, cf. également Jura bernois 1952-1977, Dans le sens de l'histoire, Vingt-cinq ans de lutte, éd. par Force démocratique.
[12] BO CN, 1978, p. 292 ss. Cf. APS, 1977, p. 27 ainsi que 24.
[13] Exposition: TLM. 15, 15.1.78; TA, 180, 7.8.78. Excursions: 24 Heures, 212, 12.9.78. Publications: Annuaire de la Nouvelle Société Helvétique,49/1978: Oui au canton du Jura; Civitas. 33/1977-78, no 9/10; Reformatio, 27/1978, no 5; Revue politique, 57/1978, no 1; Der Staatsbürger, 1978, numéro spécial. Séries d'articles: Vat., 87, 93, 99, 104, 110, 115, 120, 126, 132, 138. 144, 15.4-24.6.78; TG, 172-177, 179-186, 26.7-11.8.78; Bund, 199, 205, 211, 217, 26.8-16.9.78. Mots d'ordre: JdG (ats), 220, 21.9.78. Partis gouvernementaux: TLM. 189, 8.7.78. Appel des cantons: 24 Heures (ats), 209, 8.9.78; cf. Vat., 146, 27.6.78.
[14] Sur A.. Artho, cf. Vat., 262, 11.11.78. Groupes de la Constituante: NZZ (sda), 214, 15.9.78. Communes: 24 Heures (ats), 213, 13.9.78. RJ: Jura libre, 1373, 22.12.77; 1376, 19.1.78. Bélier: Lib., 282, 6.9.78. Chefs du mouvement séparatiste: NZZ, 34, 10.2.78 et Bund, 59, 11.3.78 (Béguelin); Lib., 220, 24.6.78 (R. Schaffter).
[15] Sympathie: W. Ritschard, président de la Confédération, in BaZ, 235, 9.9.78. Oui raisonnable: BN, 200, 28.8.78; NZZ, 198, 28.8.78. Situation en cas d'un «non»: Vat. (sda), 183, 9.8.78; JdG (ats), 189, 15.8.78.
[16] Cf. E. Jaberg in Annuaire de la NSH, 49/1978, p. 84 s.; G. Schürch in NZZ, 129, 7.6.78; F. Lachat in Annuaire de la NSH, 49/1978, p. 82 ss. ainsi que NZZ, 99, 29.4.78 et 24 Heures, 157, 8.7.78. Convention de septembre 1977: APS, 1977, p. 29. Cf. aussi la déclaration des groupes de la Constituante (24 Heures, ats, 215, 15.9.78).
[17] 24 Heures, 184,10.8.78 ; NZZ, 184,11.8.78. E. Jaberg, président de la délégation du gouvernement bernois pour les affaires jurassiennes, a tout de même envisagé la possibilité d'un réexamen lointain des frontières cantonales (24 Heures, 157, 8.7.78).
[18] 24 Heures, 193, 21.8.78. Le comité comptait en son sein quatre CN: Flubacher (prd, BL); Graf (udc, ex-rép. ZH); Roth (udc, AG); Schalcher (pep, ZH).
[19] NZZ, 202, 1.9.78 (Oehen); BT 213, 12.9.78 (Roth); BaZ, 238, 13.9.78 (Flubacher); SZ, 219, 21.9.78 (Schwarzenbach).
[20] Sanglier: NZZ (sda), 139, 19.6.78; cf. perturbation de l'exposition sur le Jura à Lausanne (TLM, ats, 29, 29.1.78 ; GdL, ats, 29, 4.2.78). Groupement féminin: TLM, 148, 28.5.78. PS et PRD: JdG (ats), 220, 21.9.78. A noter aussi un Comité jurassien d'opposition au canton du Jura (TLM. 212, 31.7.78; 229, 17.8.78).
[21] FF, 1978, I1, p. 1279. Cf. la presse du 25.9.78. Taux des acceptants: Suisse 82,3%, TI (maximum) 95,1%, BE (minimum) 69,6 %; Jura-Nord 87,7%, Jura-Sud 48,5%, BE sans Jura 68,7%.
[22] Vox, Analyses des votations fédérales, 24.9.78.
[23] Lachat: TLM, 268, 25.9.78. Fête du peuple jurassien : 24 Heures, 228, 2.10.78 ; Jura libre, 1408, 5.10.78; 1409,-12.10.78. Pour l'ajournement de la fête, cf. JdG, 10, 13.1.78. La résolution approuvée par la foule insiste sur la légalité des moyens de la politique du RJ. Pour les différences de vue de F. Lachat et R. Béguelin, cf. entretiens in TA, 230, 4.10.78 et JdG (ats), 244, 19.10.78.
[24] TW, 234, 6.10.78 (PS bernois); Bund (sda), 236, 9.10.78 (UDC, PRD bernois); TA (sda), 234, 9.10.78 (CF Ritschard); BO CN, 1978, p. 1917 ss. et 1949 ss. (interpellations Allgöwer, adi, BS et Akeret, udc, ZH ainsi que questions ordinaires Oehen, an, BE, Stähli, prd, BE et Waldvogel, prd, SH).
[25] NZZ (ddp), 244, 20.10.78 ; 24 Heures, 244, 20.10.78 ; presse du 22.12.78 ; JdG, 300, 23.12.78 ; BaZ, 328, 29.12.78 ; TA, 14, 18.1.79. Cf. RO, 1978, p. 1580 ss. ; 1979, p. 2. Les autorités bernoises ont beaucoup contribué au transfert normal de la souveraineté, notamment en offrant un grand nombre de services aux habitants du nouveau canton pendant une période plus ou moins étendue. Cf. W. Martignoni, «Der Kanton Jura — Konsequenzen für den Kanton Bern», in Schweizer Monatshefe, 58/1978, p. 699 ss.; TLM, 357, 23.12.78.
[26] TLM. 10, 10.1.78 ; 352, 18.12.78 ; Bund, 11, 14.1.78 ; 247, 21.10.78 ; 293, 14.12.78 ; Vat., 257, 6.1 1.78. Cf. infra, part. II, 1 b-e, 2 a et d, 3 b et 6 h. Critiques concernant l'information: JdG, 34,10.2.78 ; VO, 93,28.4.78 ;190, 26.8.78 ; 196, 2.9.78.
[27] LNN, 256, 4.11.78; TA, 258, 6.11.78 ainsi que information de la délégation du CF pour la question jurassienne. Les étrangers établis depuis 10 ans ont le droit de voter des lois et d'élire des représentants ; par contre ils ne peuvent être élus, ni aux exécutifs, ni aux législatifs du canton et des communes. Cf. APS, 1976, p. 27.
[28] Cf. infra, part. I, 1e (Autorités cantonales, Jura).
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