Année politique Suisse 1988 : Infrastructure, aménagement, environnement / Energie / Energie nucléaire
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Abandon de Kaiseraugst
Depuis plus de vingt ans, le projet de centrale nucléaire de Kaiseraugst tourmente la scène politique suisse. Plus précisément dès 1966, année au cours de laquelle le constructeur déposait une demande d'autorisation pour la construction de cette centrale. En 1969, le Conseil fédéral octroyait l'autorisation de site. L'association des opposants au projet de centrale ("Nordwestschweizerisches Aktionskomitee gegen das Kernkraftwerk Kaiseraugst") était fondée en 1970 et occupait pendant deux mois, en 1975, le lieu de construction. En 1979, le souverain rejetait la première initiative antiatomique, rejet interprété par le Conseil fédéral comme un encouragement du nucléaire. Le gouvernement accordait donc en 1981 l'autorisation générale aux promoteurs de la centrale, la société Kaiseraugst SA (fondée en 1974) dont les actionnaires sont les principales compagnies d'électricité de Suisse. Le Conseil des Etats donnait son feu vert en 1983, le Conseil national en 1985. Ne restait plus désormais que l'autorisation de construire à décrocher. Mais le terrible accident de Tchernobyl, survenu en 1986, contribua à semer quelques doutes quant à la fiabilité du nucléaire [30].
Or en 1988, une énorme surprise a déboulé sur la scène de Kaiseraugst: d'éminents parlementaires appartenant aux partis gouvernementaux bourgeois ont déposé, le 3 mars, des motions demandant l'abandon de la centrale de Kaiseraugst. Les motionnaires, emmenés par le député Christoph Blocher (udc, ZH), constatant un moratoire de fait, estimant qu'économiquement la centrale n'est plus rentable et cherchant à éviter une intervention coercitive de l'Etat dans sa construction, ont sollicité son abandon. Ils ont toutefois exigé que l'option nucléaire soit maintenue et que la société responsable du projet soit indemnisée [31].
Dans sa prise de position, le Conseil fédéral stipule que la renonciation à Kaiseraugst est liée à une forte promotion des économies d'énergie. S'il regrette le précédent créé par cette décision – le fait que l'opposition constante d'une majorité régionale de la population ait suffi à empêcher la mise en oeuvre de décisions fédérales – et sa possible extension à d'autres projets, il accepte néanmoins la motion mais sous forme de postulat afin d'être plus libre de ses mouvements dans les négociations avec la société promotrice [32].
Si, au nom d'une 'Realpolitik', la motion a été acceptée sous forme de postulat, les discussions détaillées furent parfois quelque peu difficiles, notamment au Conseil national [33]. Le principe même de l'abandon a été contesté par les députés argoviens estimant qu'ils étaient abandonnés et que leur canton était mal récompensé de ses sacrifices. Le principe de l'indemnisation de la société promotrice a été contré par les écologistes et les socialistes [34]. La dernière partie de la motion, maintenant l'option nucléaire ouverte, a été la plus discutée, les partis gouvernementaux bourgeois et le PLS (favorables à un tel maintien) croisant le fer avec le PS et le PES. La controverse s'est achevée par la victoire des partisans du nucléaire, par 117 voix contre 71 [35].
Même si la bataille fut moins rude au Conseil des Etats, il y eut néanmoins quelques escarmouches. Le conseiller aux Etats Huber (pdc, AG) déplorait le mauvais tour joué à son canton – financièrement intéressé à Kaiseraugst SA – qui, par le biais de son gouvernement, n'avait pu obtenir une augmentation de l'indemnisation. Les sénateurs Gautier (pls, GE) et Béguin (prd, NE) redoutaient le précédent ainsi créé alors que les juristes de l'hémicycle Zimmerli (udc, BE), Jagmetti (prd, ZH) et Rhinow (prd, BL) proposaient la voie du retrait d'autorisation [36].
Un malaise persiste cependant au sein de l'Assemblée fédérale. Si Kaiseraugst est effectivement un dossier hautement politisé, si la centrale n'est plus économiquement rentable et si, par cette proposition, les partis bourgeois gouvernementaux reprennent le contrôle des débats énergétiques en Suisse – d'aucuns ne pensent-ils pas qu'ainsi les partis gouvernementaux bourgeois annihilent les deux initiatives antiatomiques – la procédure adoptée se situe quand même aux frontières de la déontologie parlementaire, les motions ayant été élaborées dans le secret par les parlementaires signataires [37].
Le Conseil fédéral a choisi la voie de l'arrêté fédéral soumis au référendum facultatif pour abandonner Kaiseraugst. A ce jour, Kaiseraugst a déjà coûté plus d'un milliard de francs. Tenant compte de ces engagements financiers, le gouvernement propose une indemnisation de 350 millions de francs, le reste de la somme étant supporté par les actionnaires de Kaiseraugst SA au titre du risque encouru [38].
 
[30] JdG, LM et Vat., 3.3.88; 24 Heures, 9.3.88.
[31] BO CN, 1988, p. 1172 s. (motion Stucky, prd, ZG); BO CE, 1988, 704 (motion Schönenberger, pdc, SG).
[32] BO CN, 1988, p. 1253 ss.
[33] BO CE, 1988, p. 705 ss. et 719 ss. (motion Schönenberger, pdc, SG); BO CN, 1988, p. 1172 s., 1230 ss. et 1256 ss. (motion Stucky, prd, ZG).
[34] Qui voulaient que la société promotrice assume seule le risque pris. L'alinéa fut néanmoins accepté par 128 voix contre 22.
[35] BO CN, 1988, p. 1172 s., 1230 ss. et 1256 ss.; LM et Suisse, 29.9.88.
[36] BO CE, 1988, p. 704, 706 ss. et 865 ss.; 24 Heures, 7.10.88. Par ailleurs, le Conseil national a rejeté l'initiative parlementaire Ruf (an, BE) demandant une annulation de l'autorisation générale de Kaiseraugst. BO CN, 1988, p. 1261 ss.
[37] L'Hebdo, 10, 10.3.88.
[38] FF, 1988, III, p. 1197 ss.; presse du 3.3.88.