Année politique Suisse 1989 : Chronique générale / Résumé / Jahresthemen — Faits marquants
Depuis quelques temps, la Confédération helvétique connaît un problème d'identité douloureux. Dès lors, elle pourrait légitimement se poser la double interrogation suivante: qui suis-je et où vais-je?
La question du «qui suis-je?» s'esquisse, notamment, par la redéfinition, marginale ou non, de la neutralité suisse, principe constitutif de l'Etat depuis plusieurs siècles. Une telle redéfinition peut se caractériser par une plus grande implication de la Suisse au niveau mondial, volonté se concrétisant, par exemple, par l'envoi d'un corps sanitaire et d'observateurs civils en Namibie, ainsi que par la mise à disposition d'observateurs militaires non armés. De même, la votation de novembre 1989 sur l'initiative «Pour une Suisse sans armée et une politique globale de paix» participe à une nouvelle conceptualisation de la notion de neutralité, en relation avec les obligations internationales, tant juridiques que politiques, de la Confédération.
S'il a été reconnu qu'une bonne part des oui furent des votes d'avertissement reprochant à l'armée tel ou tel de ses aspects, ceux-ci ne purent être conçus et ne s'exprimèrent que parce que, sous-jacente à la votation, une profonde crise de légitimité – issue notamment de la fin du danger de guerre en Europe, du processus de désarmement ou de l'intégration européenne – affecte l'Etat helvétique et ses institutions; bon nombre d'inhibitions dans l'imaginaire social et le comportement électoral ont ainsi disparu. Cette votation s'attaque, plus profondément qu'à l'existence d'une force militaire, à la stratégie globale de la Suisse et aux concepts de base constitutifs de la Confédération telle, en premier lieu, la neutralité. L'armée mise en question n'est qu'un élément visible d'une crise durable mais en est un des plus significatifs en raison de l'immobilisme idéologique que la chose militaire représente usuellement. Ce scrutin n'est ni signe de pacifisme, de gauchisme ou de défiance envers cette seule institution, mais traduit le décalage désormais conscientisé entre la perdurance, en Suisse, de modes de pensée politiques, économiques ou stratégiques inadaptés, voire archaïques, et les bouleversements qui touchent le reste du monde. Alors qu'aujourd'hui, sous la pression du processus d'intégration européenne, tous les secteurs de la société sont sujets à réflexion en vue d'une plus grande participation dans l'ordre continental, sinon universel, l'armée ne saurait être perçue comme poursuivant sa tâche en vase clos, assise sur des croyances tenues pour immuables et éternelles.
Les réformes proposées et engagées par le DMF avant et après la votation (armée 95, par exemple) ne s'attaquent pas à la problématique exposée précédemment; elles ne sont que des modifications de surface. Un élément aussi fondamental que l'armée (tant au niveau du poids économique que de la cohésion sociale) ne sera repensé valablement que dans un cadre général, mais de manière certainement très lente si l'on tient compte de la force d'inertie propre à ses structures. Une telle réflexion globale sur la Suisse, ses institutions, son rôle en Europe et dans le monde ne fait que commencer.
La question du «où vais-je?» se pose, aujourd'hui, dans le cadre d'une Europe en mutation et, plus spécifiquement, dans le contexte du marché unique européen de 1993. Quantitativement, la Communauté européenne (CE) représente 350 millions d'individus, l'Association de libre-échange (AELE) rassemble 30 millions de personnes et la Suisse comptabilise 6 millions d'habitants! Dans ces circonstances, mais aussi dans celles économiques, sociales, culturelles et géopolitiques, la Confédération pourrait ne plus être en mesure d'assumer sa solitude, ses particularismes, ses "helvétismes".
Les autorités auraient-elles ressenti cet air du temps? On ne saurait répondre effectivement et définitivement à cette supputation, mais toujours est-il qu'elles s'engagent, certes prudemment, sur le chemin escarpé de l'Espace économique européen (EEE). La construction de l'EEE connut, en 1989, une brusque accélération à la suite du discours de Jacques Delors devant le parlement européen, dans lequel le président de la Commission se prononça en faveur d'une association entre la CE et l'AELE. Cette dernière instance, après moult discussions et tergiversations, finit par adhérer à cette sollicitation. L'Espace économique européen devrait s'articuler autour de trois axes: les quatre libertés de circulation (des personnes, des capitaux, des biens et des services), les politiques d'accompagnement et l'atténuation des disparités intra-européennes. Il devrait aussi pouvoir disposer d'une procédure de co-décision mais celle-ci suscite, actuellement, un certain litige entre les parties prenantes. Outre l'avantage d'une relativisation de l'exclusion économique continentale, l'EEE offrirait à la Suisse celui d'être résiliable, au contraire du Traité de Rome qui stipule l'irréversibilité de toute adhésion à la CE. Toutefois, que nous proposerait-il, en sus de la promesse de la sauve-garde de notre croissance économique? Une nation peut-elle s'enthousiasmer pour un espace économique? Peut-elle s'enthousiasmer pour une conception plus vaste de l'EEE, telle que définie par le biais des politiques d'accompagnement, si elle n'a pas connaissance de cet élargissement, si les renseignements qu'elle possède sont d'ordre exclusivement économique? Cette information monochrome ne pourrait-elle pas donner à penser, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des frontières helvétiques, que la Suisse est principalement préoccupée par sa situation financière? On pourrait objecter à cette interrogation la constatation suivante, résultant des débats parlementaires quant au rapport sur la position de la Suisse dans le processus d'intégration européenne. Si l'optique gouvernementale de la troisième voie (ne pas adhérer à la CE 'mais se mettre en capacité d'adhérer) est largement soutenue par la presque totalité des formations politiques, il s'est néanmoins trouvé plusieurs parlementaires pour déplorer, entre autres, sa focalisation économique ainsi que les absences d'un concept clair, de visions d'avenir et d'une discussion publique.
Quelle que soit la décision finale des autorités (CE ou EEE), elle devra fatalement être soumise au verdict populaire. Pourquoi, dès lors, définiton toujours négativement l'adhésion européenne? Pourquoi dit-on toujours ce que la Suisse risquerait de perdre en participant à la CE ou à l'EEE? Pourquoi ne dit-on jamais ce qu'elle pourrait gagner en s'associant à l'une ou l'autre de ces institutions? Pourquoi les autorités ne mettent-elles pas toutes les chances de leur côté, si ce n'est en faveur d'un vote positif, au moins en faveur d'une information complète? Comment ceux qui nous gouvernent pourraient-ils nous persuader de la pertinence de tel ou tel choix, s'ils ne croient pas eux-mêmes en la justesse de leurs options, s'ils sont dubitatifs et divisés quant à la marche à suivre? Se pourrait-il que la politique consensuelle traditionnelle, qui résulte et maintient la formule magique depuis 1959, soit, aujourd'hui, un frein à toute décision fondamentale engageant l'avenir? Nos dirigeants auraient-ils perdu toute vue d'ensemble de la perspective sociétale ou refuseraient-ils d'en endosser la responsabilité? La création communautaire européenne en cours et les conditions d'élaboration d'un syncrétisme culturel en résultant ne constituent-elles pas un formidable défi pour la Suisse, allant au-delà des seules considérations pragmatiques? Peut-être pourrait-on d'ailleurs saisir cette occasion pour procéder, sous les pressions intérieures et extérieures conjuguées, à certaines réformes institutionnelles, semble-t-il souhaitées et, probablement, nécessaires, à l'aube d'un XXIe siècle se traduisant aussi par une unification du continent européen.
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