Année politique Suisse 1989 : Chronique générale / Défense nationale / Défense nationale et société
Pour la première fois depuis 1848 – date de la création de l'Etat fédéral – le souverain suisse avait à se prononcer sur fine initiative demandant la suppression de l'une des institutions fondamentales de la société. Si
le peuple et les cantons ont refusé, le 26 novembre, l'initiative «Pour une Suisse sans armée et une politique globale de paix», le pourcentage élevé d'accelptants a néanmoins quelque peu surpris
[1].
Initiée par le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) et déposée en 1986 munie de 111 300 signatures valables, cette initiative demande l'interdiction tant de l'instruction que de l'entretien de toute force armée en Suisse, que ce soit par la Confédération, les cantons, les communes, les particuliers ou les groupes privés
[2]. Elle souhaite également que la Suisse mène une politique globale de paix active
[3]. Dans l'histoire de la démocratie helvétique, elle eut quelques précédents moins extrêmes. Ainsi en alla-t-il des trois initiatives dites Chevallier dans les années cinquante. La première, déclarée nulle par le parlement, demandait une réduction de 50% des dépenses militaires et l'affectation de cette somme au secteur social. La seconde exigeait la limitation desdites dépenses à 500 millions de francs par an, la troisième l'attribution d'un montant équivalent à un dixième des frais militaires à des buts culturels et sociaux; toutes deux furent retirées sous la pression des événements en Hongrie
[4]. En 1987, l'initiative demandant un droit de référendum en matière de dépenses militaires fut repoussée par le souverain
[5].
Peu avant la votation, certains pensaient pouvoir déceler
trois types d'opposants: ceux de principe – ne voulant à aucun prix de l'armée – ceux quantitatifs – désirant moins d'armée – et ceux qualitatifs souhaitant une autre armée. Sur ces trois catégories se seraient articulées sept argumentations. La première, technico-stratégique, prétend qu'une défense nationale militaire n'est plus possible. La seconde, politico-stratégique, stipule qu'une telle défense n'est plus nécessaire. La troisième, historique, affirme que la Suisse n'a dû sa liberté durant la seconde Guerre mondiale qu'à sa coopération économique avec l'Allemagne nazie. La quatrième, pacifiste, argue de la non justification tant éthique que religieuse de la défense nationale. La cinquième, utopique, veut faire de la Suisse un Etat précurseur au niveau international. La sixième, féministo-écologique, désire faire passer la Confédération d'une société masculine technicisée à une collectivité plus féminine, de paix. La septième et dernière, révolutionnaire, envisage la suppression de l'armée comme préalable à la suppression de la démocratie bourgeoise
[6].
Bien que schématique, cette typologie recouvre partiellement les
arguments invoqués tant par les partisans que par les adversaires de l'initiative. L'inutilité de la défense militaire en cas de conflit (conventionnel ou nucléaire), l'absence de menace directe, la substitution possible de l'armée par des méthodes préventives pacifistes, les économies ainsi faites sur les dépenses militaires pouvant donc être investies dans d'autres domaines (AVS, environnement, lutte contre la pauvreté), la transformation de la Suisse en un centre international de réflexion et d'action en vue du désarmement sont quelques-uns des arguments des partisans de l'initiative. Pour ceux-ci – essentiellement les partis d'extrême-gauche, un bon nombre de militants et les jeunes socialistes ainsi que les femmes pour la paix — la politique suisse de la paix est trop en compromission avec la violence pour être intègre. Pour les adversaires de l'initiative – tous les partis bourgeois et d'extrême-droite – l'incertitude quant à la situation politique mondiale, le droit international liant la neutralité à l'obligation d'entretenir une armée capable de défendre le territoire, son aspect purement défensif, l'irréalisme de l'idée voulant faire de la Suisse un exemple en matière de paix, les tâches de soutien à la population civile et son potentiel d'intégration militent en faveur du maintien de la défense nationale
[7].
Deux partis politiques ont été placés en porte-à-faux par cette initiative. Si le
PSS, parti gouvernemental, approuve depuis 1935 la défense nationale, il demeure néanmoins divisé à ce sujet. Cette division s'est trouvée démontrée lors de la nécessité de prendre position par rapport à la suppression de l'armée. Si la grande majorité des parlementaires, les deux conseillers fédéraux et bon nombre d'élus socialistes dans les gouvernements cantonaux et communaux rejetèrent l'initiative, le comité central puis le parti se prononcèrent en faveur de la liberté de vote. Celle-ci permit en effet de tenir compte du large spectre d'opinions agitant le parti dans ce domaine mais aussi de ne pas trop rompre avec l'unité des mots d'ordre des partis gouvernementaux. Ceux-ci, bien que regrettant cette décision, ne remirent cependant pas en cause l'appartenance socialiste à l'exécutif
[8]. Le
parti écologiste dut affronter une scission semblable. N'ayant pu harmoniser ses divergences internes, il renonça à donner un mot d'ordre
[9]. Par contre, il désapprouva l'intervention de certains Verts ouest-allemands qui voulurent soutenir financièrement la campagne des opposants à l'armée
[10].
Si certains partis ont donc connu quelques difficultés en raison de ce texte, les autorités fédérales ont toutes rejeté l'initiative, le Conseil des Etats le faisant même à l'unanimité
[11]. Si elle n'a pas introduit dans le débat d'arguments fondamentalement nouveaux, la chambre haute a cependant tenté de répondre à la question suivante: la suppression de l'armée est-elle compatible avec les obligations de la Suisse en matière de droit international? Dans cette enceinte, les sénateurs socialistes se sont prononcés en.faveur du maintien de la défense nationale si celle-ci respecte trois conditions: sa non-intervention dans le maintien de l'ordre public, sa soumission aux règles de l'Etat de droit ainsi qu'au contrôle démocratique et politique et, enfin, le respect du principe de l'économicité
[12]. Tant le Conseil fédéral que les deux Chambres ont donc recommandé le rejet de l'initiative sans lui opposer de contre-projet
[13].
Initiative «pour une Suisse sans armée et pour une politique globale de paix». Votation du 26 novembre 1989
Participation: 68,6% (participation la plus forte depuis 15 ans)
Non: 1 903 797 (64,4%) / 18 cantons, 6 demi-cantons.
Oui: 1 052 218 (35,6%) / 2 cantons (GE et JU)
Mots d'ordre:
Non: PRD, PDC, UDC, ADI*, PEP*, PLS, PA, AN; Vorort, USAM, USCI, USP, CSCS, Fédération des Sociétés suisses d'employés; Société des officiers suisses, Société des sous-officiers suisses.
Oui: PdT, POCH, GB, Jeunes socialistes suisses; Syndicat du bois et du bâtiment; Mouvement chrétien pour la paix.
Liberté de vote: PSS*; USS; Fédération chrétienne des travailleurs de la construction suisse.
Pas de mot d'ordre: PES*.
* Recommandations différentes des partis cantonaux
Si l'on a assisté, dans l'ensemble des débats entourant cette votation, à une très nette polarisation entre conservation et suppression de l'armée, le but du renforcement de la politique suisse de paix — second volet de l'initiative et quelque peu occulté — a, par contre, fait l'unanimité. Dans l'âpre combat qui opposa partisans et adversaires de l'initiative tout au long de la campagne, les autorités furent accusées à deux reprises de manipulation. Cette attitude fut d'abord reprochée au gouvernement lors de l'élaboration puis de la réalisation des manifestations liées à la commémoration de la mobilisation de 1939. Puis le DMF fut sujet à la même critique lorsqu'il annonça, peu de temps avant la votation, la création d'une division spécialisée dans les mesures de politique de paix
[14].
La
campagne menée par les initiants s'est caractérisée par sa grande originalité, notamment dans le choix de ses supports publicitaires. Ainsi un festival de pop music («Stop the Army» en octobre à Berne), un disque, des tee-shirts, des bandes dessinées et les étiquettes de bouteilles de vin transmirent leur message. Celui-ci fut, de surcroît, activement soutenu par de nombreux artistes suisses tels, par exemple, les écrivains Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt
[15]. Par ailleurs, cette votation est intervenue dans un contexte international favorable aux interrogations quant à l'identité de l'ennemi potentiel, notamment en raison de la déstabilisation du Pacte de Varsovie.
Les
réactions au résultat de cette votation ont été fort diverses. Si le Conseil fédéral s'est déclaré satisfait, Kaspar Villiger n'a pas montré de triomphalisme. Les partis bourgeois l'ont considéré d'une part comme une reconnaissance de la neutralité armée mais, d'autre part, comme l'expression d'une demande de réformes de l'armée. Le GSsA l'a estimé sensationnel puisque le pourcentage de oui a déjoué tous les pronostics, notamment ceux d'un score de 10% d'acceptants prévus lors du lancement de l'initiative. Pour lui, il traduit le refus d'une militarisation de la société et ouvre la voie, pour le moins, à l'introduction d'un service civil
[16].
Selon
l'analyse VOX, trois critères ont principalement différencié la population entre opposants et partisans de l'initiative: l'âge, le degré d'intégration dans la société et la formation. En schématisant, l'on pourrait dire que ce sont les personnes âgées de moins de 40 ans, celles peu ou mal intégrées dans la société ou celles ayant une formation gymnasiale ou universitaire qui ont le plus soutenu l'initiative. A l'inverse, ce sont les gens de 60 ans et plus, plutôt bien intégrés ou dont le niveau de formation est celui de l'école obligatoire qui l'ont le plus nettement rejetée
[17]. Paradoxalement, les critères du sexe et de la région linguistique ne sont pas réellement significatifs. Si les résultats de la votation peuvent être explicités en termes socio-démographiques, ils peuvent aussi l'être en termes purement sociologiques. Ainsi l'analyse VOX démontre que l'ensemble du processus ayant trait à cette initiative relève d'un triple antagonisme. Le premier, entre la gauche et la droite, est illustré par les différents mots d'ordre. Le second, entre gouvernement et opposition, s'est traduit notamment par l'attitude ambiguë du PSS. Le troisième, entre valeurs traditionnelles et nouvelles (tel l'individualisme), s'est concrétisé, par exemple, par un refus de l'armée dans les classes d'âge soumises à l'obligation militaire. L'analyse VOX tend aussi à démontrer que les mots d'ordre des partis ont été bien suivis tant par l'électorat de droite que par celui de gauche. La liberté de vote du PSS et l'absence de mot d'ordre du PES se sont concrétisées, chez leurs partisans, par une approbation de l'initiative
[18].
[1] FF, 1990, I, p. 216 ss.; presse du 27.11.89.
[2] Pour la composition du GSsA cf. APS 1988, p. 82 ss.
[3] NZZ, 3.10.89; cf. aussi APS 1988, p. 82 s.
[4] Initiées en 1954 et 1956; JdG, 2.11.89.
[5] JdG, 2.11.89. 60% de non; tous les cantons la refusèrent exceptés BS, GE et le JU. Cf. aussi APS 1987, p. 88 s.
[7] TA, 5.6.89; JdG, 2.11.89; LM, 20.11.89; cf. aussi APS 1988, p. 82 ss. Pour la politique suisse de paix, cf. supra, part. I, 2 (Principes directeurs).
[8] SZ, 6.5.89; Suisse, 24.5. et 4.6.89; 24 Heures, 25.5.89 (position des deux conseillers fédéraux); JdG, 2.6.89; presse du 5.6.89 (congres du PSS); DP, 4.5.89. Cf. aussi infra, part. Illa (SPS). Dans un premier temps, les deux tiers des délégués au congrès du parti socialiste se prononcèrent en faveur de l'initiative.
[11] BO CE, 1989, p. 2 ss. et p. 170; cf. APS 1988, p. 83.
[12] BZ, 1.2.89; Bund, 1.2.89.
[13] FF, 1989, I, p. 991 s.; BO CE, 1989, p. 2 ss. et 170; cf. aussi APS 1988, p. 82 s.; F. Muheim, "Zum 26. November 1989: Eine Gewissensprüfung", in ASMZ, 1989, no 11 , p. 715 ss. ; A. Widmer, "Nach dem 26. November: Eine Standortbestimmung", in ASMZ, 1989, no 12, p. 798 ss.
[14] JdG, 24.2.89; presse des 9.6. et 18.11.89. Pour la commémoration de la Mob, cf. infra.
[15] NZZ, 23.10.89; 24 Heures, 7.11.89.
[17] Ces «critères» ne sont pas forcément cumulatifs; ils peuvent aussi être exclusifs, à savoir que l'un des trois seul s'applique.
[18] Vox, Analyse der eidg. Abstimmung vom 26. November 1989, Bern 1990.
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