Année politique Suisse 1966 : Economie / Crédit et monnaie
Politique monétaire
Nous avons déjà vu les mesures spéciales touchant au crédit dans le cadre de la politique conjoncturelle: prorogation de l'arrêté sur le crédit, assouplissements en faveur du capital étranger
[1]. Le marché a été extrêmement sollicité au cours de 1966, et les emprunts autorisés, à raison des deux tiers des demandes déposées environ, n'ont pas toujours été couverts entièrement par les souscripteurs. Le prélèvement total d'argent frais dans des émissions a été de 3299 millions, conversions déduites, soit en augmentation de 245 millions sur 1965
[2]. A certains moments, le marché a eu de la peine à absorber ces emprunts. La Banque nationale a augmenté, le 6 juillet, le taux d'escompte de 21/2 % à 31/2%, ainsi que celui des avances sur nantissement à 4 %, voulant ainsi inviter les banques à la prudence; la mesure prise a eu un effet psychologique certain
[3]. La hausse des autres taux s'est poursuivie modérément, mais elle a été pour ainsi dire imposée par celle des taux étrangers qui ont attiré de plus en plus de capitaux déposés en Suisse. Le phénomène le plus caractéristique s'est manifesté avec acuité au cours du second trimestre, où la balance des mouvements de capitaux est devenue fortement passive
[4]. La hausse du taux a certainement contribué à contenir la demande massive suscitée par les forces inflationnistes, mais elle a entraîné les protestations des milieux de salariés qui en subissent les effets par le canal des loyers notamment.
Dans le domaine de l'épargne, l'adoption de la loi sur les fonds de placement a pu combler une lacune importante dans la protection des preneurs de parts. Le projet présenté aux Chambres
[5] prévoyait une réglementation juridique des fonds; il garantissait aux preneurs de parts 'le droit de racheter celles-ci quand ils le désireraient; il imposait àux fonds une révision et la soumission à la surveillance de la Commission fédérale des banques. La commission du Conseil national amenda le projet en imposant aux fonds immobiliers le concours d'une banque dépositaire et en éliminant de celui-ci une disposition accordant à la Banque nationale le droit d'interdire temporairement l'exportation de capitaux si le marché l'exige
[6]. En séance plénière, le Conseil national suivit sa commission sur le premier des amendements, mais, après l'intervention du conseiller fédéral Bonvin, refusa de supprimer la compétence nouvelle accordée à la Banque nationale
[7]. Le Conseil des Etats se rangea à l'avis du Conseil national, avec une divergence de détail
[8]. Si cette forme de protection a pu recevoir un cadre suffisant, il faut encore mentionner les modalités envisagées d'encourager l'épargne. Alors que le rapport de la commission fédérale d'encouragement à l'épargne n'avait pas prévu de mesures fiscales importantes, l'Association suisse des banquiers a proposé des dégrèvements considérables en faveur des personnes âgées et des mineurs
[9].
La protection des investissements à l'étranger a fait l'objet d'un projet de loi, sur la garantie contre les risques en matière d'investissements. Ce projet a été soumis à la consultation préalable à la fin d'août
[10].
Le projet de révision des statuts de la Banque nationale a occupé le devant de l'actualité politique au cours de l'année. Conçu en vue de doter l'institut d'émission de pouvoirs lui permettant d'influencer la conjoncture, il fait partie du « programme complémentaire » destiné à succéder aux arrêtés conjoncturels d'urgence et à élargir leur portée. En fait, il en constitue le volet consacré à la monnaie et au crédit. Les autorités fédérales avaient espéré qu'il pourrait déployer ses effets dès la fin de la validité de l'arrêté sur le crédit. Cependant les très longs pour-parlers menés entre le DFD, la Banque nationale et l'Association suisse des banquiers au cours de 1965 et au début de 1966 n'ont pu aboutir qu'en mai à la présentation d'un projet à l'avis des cantons, des associations et des partis
[11]. Et encore, le projet ne reflétait pas un accord entre les trois partenaires, l'Association s'opposant à certaines des mesures proposées. Les banques, soucieuses d'éviter des entraves, avaient voulu en effet promouvoir le système des conventions volontaires, déclarées ensuite de portée généràle et obligatoire par le Conseil fédéral; ni le DFD, ni la Banque nationale n'ont retenu ce mode de procéder, faute selon eux de bases constitutionnelles. Il n'a pas été question de créer celles-ci
[12]. Le projet soumis à la consultation préalable accorde à la Banque nationale les compétences d'agir sur la monnaie et le crédit de trois façons différentes: tout d'abord, par la plus grande latitude de pratiquer une politique d'« open market », puis par la possibilité d'obliger les banques à constituer des réserves minimales afin de restreindre leurs possibilités d'accorder du crédit, enfin par le pouvoir de contrôler et de limiter momentanément le crédit lui-même. Aussi bien les réserves minimales que la limitation du crédit ne peuvent être décidées par la Banque nationale sans l'avis d'une commission composée de représentants des banques; en cas de désaccord, le comité de la Banque nationale tranche
[13].
Les premières réactions au projet ont été assez critiques. Alors que le caractère technique des mesures proposées était mis en lumière, on n'a pas manqué de souligner que le compromis présenté aboutirait à une politisation de l'institut d'émission. Loin de voir son indépendance assurée, la Banque nationale deviendrait le jouet des influences politiques et le lieu d'affrontement des intérêts privés représentés en proportion de leur force
[14]. L'extension de l'« open market » ne donna lieu à aucune désapprobation. Mais une controverse très vive s'instaura au sujet de la limitation du crédit, ainsi que sur la procédure de décision. La limitation du crédit a été refusée par tous les groupes, à l'exception des socialistes qui y voient une mesure efficace et qui voudraient introduire le contröle des émissions et du capital étranger
[15]. Cette mesure, héritée du programme d'urgence, a paru dirigiste, contraire aux principes libéraux de l'économie suisse; elle pourrait être remplacée par un système d'accords de limitation volontaires
[16]. Les réserves minimales ont eu un succès apparent plus grand; elles ont été défendues par des économistes autorisés
[17] et approuvées par tous les grands partis politiques
[18]. La procédure de décision a fait l'objet de fort nombreuses propositions d'amendement significatives de la politisation que le compromis susciterait. Cependant, alors que le projet, amputé des mesures sur la limitation du crédit, paraissait encore réunir des partisans décidés à renforcer les moyens d'intervention de la Banque nationale, les prises de position des grandes associations patronales en ont retardé l'adoption. En soulevant la question de la constitutionnalité de l'ensemble des mesures proposées, le Vorort et l'Union centrale des associations patronales ont donné un coup d'arrêt sérieux
[19], reprenant un des arguments invoqués par l'Association suisse des banquiers; celle-ci ne s'opposait pas à la constitution de réserves minimales prélevées sur les augmentations des dépôts. Ces avis ont plus retardé l'adoption du projet que l'opposition globale de l'artisanat et de petites formations politiques
[20].
Les discussions qui se sont déroulées dans le monde au sujet de l'or et des réserves monétaires n'ont pu laisser la Suisse indifférente. En effet, devant la pénurie d'or et les déficits des balances des paiements des pays dont la monnaie assume le rôle de réserve, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, des propositions ont été faites d'assouplir ou de réviser le système de l'étalon-change-or en vigueur. Diverses propositions ont été faites, allant du retour au système de l'étalon-or, très improbable en raison de la pénurie de ce métal, à une simple réévaluation du prix de l'or qui équivaudrait à une dévaluation des monnaies de réserve. On a préconisé aussi la création de nouvelles unités collectives de réserve ainsi que l'augmentation des quotas de retrait auprès du Fonds monétaire international. La Suisse, qui ne fait pas partie du Fonds, ni du Club des Dix, organe réunissant les principaux pays industriels, mais qui a dû participer aux mesures de soutien de la livre sterling notamment, ne peut jouer un rôle considérable dans l'élaboration du nouveau système. Elle s'est exprimée devant le Club des Dix, par la bouche de M. Bonvin, dans un sens assez conservateur, tendant à maintenir la prépondérance de l'or comme réserve; elle craint les effets inflationnistes de la création de nouvelles unités monétaires du type « Composite Reserve Unit » tant que les pays dont la monnaie sert de réserve ont une balance des paiements déficitaire
[21].
[1] Cf. plus haut, p. 41 s.
[2] Cf. La Vie économique, 40/1967, p. 91 ss.
[3] Cf. TdG, 155, 6.7.66; NZZ, 2962, 6.7.66; 2971, 6.7.66.
[4] Cf. NZZ, 2578, 11.6.66; 2599, 13.6.66.
[5] Cf. Message du 23 novembre 1965, in FF, 1965, III, p. 264 ss.
[6] Cf. NZZ, 724, 19.2.66; GdL, 51, 2.3.66.
[7] Séances du 23 et 24 mars 1966. Les votes ont été de 93 à 31 pour l'inclusion du concours de la banque dépositaire, et de 84 à 43 contre la suppression de l'article 47 de la loi (Banque nationale). L'ensemble a été adopté par 119 voix sans opposition. Cf. Bull. stén. CN, 1966, p. 241 ss.
[8] Séances du 14 et du 27 juin 1966. Vote d'ensemble de 30 à O. Cf. Bull. stén. CE, 1966, p. 150 ss. et 215 ss. Texte définitif in RO, 1967, p. 225 ss.
[9] La fortune des personnes àgées de 65 ans et plus serait franche de l'impôt sur la fortune jusqu'à 100.000 francs, pour compenser l'insuffisance de la prévoyance sociale; en ce qui concerne les jeunes, on dégrèverait 1000 francs par an sur le revenu des parents de même que 20.000 francs sur la fortune placée au nom des enfants mineurs. Cf. NZ, 139, 25.3.66; Vat., 73, 28.3.66.
[10] Cf. Rapport du Conseil fédéral sur sa gestion en 1966, Département de l'économie publique, p. 5 (postulats Schmidheiny et Rohner), ainsi que NZZ, 4522, 22.10.66; Tat, 256, 31.10.66.
[11] Cf. NZZ, 2110, 13.5.66.
[12] Voir cependant NZZ, 3268, 30.7.66.
[13] Cf. NZZ, 1343, 28.3.66; 2190, 17.5.66; 2198, 17.5.66; Bund, 192, 18.5.66; GdL, 115, 18.5.66.
[14] Cf. Bund, 193, 19.5.66 (la procédure envisagée est trop ouverte aux intérêts et à la politique); Tw, 117, 20.5.66 (les banques auraient un pouvoir prépondérant et le Comité de la Banque nationale n'est pas représentatif de l'économie entière); BN, 211, 21.5.66 (triomphe du « Proporzdenken »); NZZ, 2312, 25.5.66 (donner la compétence dernière au Comité de la Banque revient à faire de celui-ci l'enjeu des intérêts politiques et économiques). Dans le même ordre d'idées, voir Bund, 380, 29.9.66; 381, 30.9.66.
[15] Pour le Parti socialiste suisse, le projet est insuffisant; cf. Tw, 224, 23.9.66. Du côté syndical, l'opinion est analogue; cf. TdG, 206, 3.9.66 pour l'Union syndicale suisse; GdL, 192, 18.8.66 et 217, 16.9.66 pour la Fédération des sociétés suisses d'employés; NZZ, 3855, 14.9.66, et GdL, 216, 15.9.66 pour la Confédération des syndicats chrétiens.
[16] C'est le point principal de l'opposition émanant de l'Association suisse des banquiers; cf. GdL, 171, 25.7.66; NZZ, 3210, 25.7.66, et BN, 406, 26.9.66.
[17] Cf. professeur Böhler in NZZ, 3347, 7.8.66, qui considère le projet comme un minimum tout en déplorant l'institutionnalisation des rapports d'intérêts privés; professeur Sieber in NZZ, 3889, 15.9.66. Voir aussi TdG, 204-208, 1.-6.9.66.
[18] Parti socialiste suisse, cf. plus haut, note 15; Parti radical-démocratique, cf. NZZ, 3924, 17.9.66; Parti conservateur chrétien-social, cf. NZZ, 3957, 30.9.66; PAB, cf. NZZ, 3489, 19.8.66.
[19] Cf. NZZ, 4702, 2.11.66.
[20] Union suisse des Arts et Métiers, cf. NZZ, 3719, 5.9.66; Alliance des indépendants, cf. NZZ, 3943, 19.9.66; Union libérale-démocratique, cf. TdG, 235, 8.10.66.
[21] Cf. NZZ, 1808, 25.4.66 sur l'historique du problème. En ce qui concerne la Conférence du Club des Dix et la position de la Suisse, voir NZZ, 3180, 22.7.66; 3220, 26.7.66; 3232, 27.7.66; 3568, 26.8.66; 3577, 26.8.66; 3627, 30.8.66; GdL, 173, 27.7.66; 175, 29.7.66; 199, 26.8.66; TdG, 174, 28.7.66. Sur la position de la Banque nationale, voir NZZ, 1345, 28.3.66.
Copyright 2014 by Année politique suisse
Ce texte a été scanné à partir de la version papier et peut par conséquent contenir des erreurs.