Année politique Suisse 1968 : Chronique générale / Finances publiques
Nouveau régime financier
C'est encore l'évolution défavorable des finances publiques qui a donné une importance prépondérante, dans la discussion sur le nouveau régime financier — le régime actuel échoit en 1974 —, aux controverses sur la nature des nouvelles recettes à trouver. S'appuyant sur une étude et sur les exposés de hauts fonctionnaires de l'administration fédérale des contributions
[10], qui faisaient état, à l'aide d'exemples, des avantages dont jouit, dans le commerce international, un pays à fiscalité indirecte seulement sur un pays à fiscalité exclusivement directe, des représentants du patronat et des savants ont réclamé le déplacement de la charge fIcale sur l'impôt sur le chiffre d'affaires (ICHA); l'impôt sur M. défense nationale (IDN) devrait être allégé, du moment qu'il n'est pas, au contraire de l'ICHA, ristourné aux exportations. Il faudrait, selon eux, en outre, libérer les investissements de l'ICHA, mais réduire considérablement la liste franche. On pourrait aussi augmenter fortement le taux de l'ICHA et en étendre l'application au secteur des services, ce qui compenserait d'une part les pertes de droits de douane entraînées par l'intégration économique, et rapprocherait d'autre part nos taux très bas de ceux pratiqués par nos partenaires commerciaux; la capacité concurrentielle s'en trouverait améliorée. Il n'y aurait pas d'urgence à introduire la taxe à la valeur ajoutée, car l'ICHA pourrait être encore considérablement développé sous sa forme actuelle
[11]. On a objecté à cette augmentation que la diversité des charges fiscales indirectes n'entraînait aucune distorsion dans la concurrence internationale, du moment qu'un bien exporté était frappé du même taux dans le pays destinataire que les produits indigènes. L'avantage reviendrait au contraire, dans la concurrence internationale, au pays pratiquant les taux de fiscalité directe les plus bas, car les impôts directs ne sont pas ristournés aux exportateurs. La Suisse bénéficie à cet égard d'un avantage fiscal
[12].
Des divergences d'opinion surgirent aussi à propos de la procédure à suivre pour élaborer le nouveau régime financier. Deux manières de voir ont été exprimées à ce sujet. M. Bonvin et principalement M. Redli, le directeur de l'administration fédérale des finances, défendirent l'opinion qu'un nouveau programme transitoire, analogue au programme urgent repoussé en 1967, devrait procurer à court terme les ressources nécessaires à la couverture des déficits croissants
[13]. M. Celio, qui reprit la charge du DFFD le lei juillet des mains de M. Bonvin, parut préférer l'élaboration directe d'un nouveau régime, ce qui entraînerait certes, pour les prochaines années, des déficits avec leurs conséquences sur la politique conjoncturelle, mais épargnerait aux Chambres et au peuple d'avoir à se prononcer deux fois sur le même sujet en un court laps de temps. La nomination de M. Redli à la tête de la direction générale des PTT a été jugée aussi en fonction de ces divergences d'opinion et de la reprise par M. Bonvin du DFTCE
[14]. Les commissions des finances des deux Chambres tinrent une séance d'information les 5 et 6 février, où des personnalités éminentes de l'économie, de la science et de la politique exposèrent leurs idées au sujet du futur régime financier; aucune décision concrète ne fut prise
[15]. Lors de la conférence qui réunit le Conseil fédéral et les leaders des partis gouvernementaux le 29 avril, un programme de réformes fut discuté, dont des observateurs conservateurs chrétiens-sociaux dirent qu'il ne s'agissait pour l'essentiel que d'une reprise du programme urgent de M. Bonvin, alors que d'autres jugeaient avec faveur le fait qu'on recherche directement une solution définitive. On critiqua aussi le fait que certains problèmes avaient été escamotés dans le projet du Conseil fédéral, tels celui de la modernisation de l'ICHA et la péréquation financière
[16]. Peu de renseignements ont filtré sur la réunion des conseillers fédéraux Bonvin, Celio et Schaffner avec les chefs du Parti socialiste suisse
[17]. Un nouvel élément de discussion a surgi lors du Congrès du Parti socialiste, avec la décision prise contre l'avis de la direction du parti de lancer une initiative populaire. Cette initiative prévoit la transformation de l'IDN en un impôt sur la richesse, de façon caractéristique, par l'introduction d'une forte progressivité, ainsi que des mesures destinées à unifier la fiscalité directe dans tout le pays
[18].
Les revendications socialistes furent repoussées avec énergie au cours des débats sur les « lignes directrices », qui reproduisaient les intentions déjà' connues du Conseil fédéral. Des orateurs radicaux refusèrent tout déplacement de la charge fiscale sur l'impôt direct. F. J. Kurmann (ces, LU) déclara que son groupe ne souscrirait à aucune solution durable qui ne réglerait pas de façon satisfaisante le problème de la péréquation. R. Etter (PAB, BE) fit valoir que des déficits réellement constatés auraient plus d'effets sur la volonté fiscale des citoyens que des déficits seulement budgetés. O. Fischer (rad., BE), directeur de l'Union suisse des arts et métiers, s'opposa particulièrement à l'idée de ne plus fixer les taux d'imposition maxima dans la Constitution à l'avenir. M. Weber (soc., BE) proposa pour sa part de renvoyer les grandes réformes de structure après 1974. Le président Spiihler, concluant le débat, releva pour résumer qu'il existait un accord général sur la position clé qu'occupe la politique financière, sur le fait que les tâches nouvelles devaient entraîner rapidement la création de nouvelles recettes, et sur le principe d'un plan financier pour les dépenses comme pour les recettes
[19].
Le conseiller fédéral Celio exposa son point de vue, pour la première fois depuis qu'il était devenu chef du DFFD, dans un exposé qu'il fit à la Journée suisse des banquiers à Zurich. Il défendit la solution proposée par le Conseil fédéral, ce qui déçut certes ceux qui attendaient une réforme complète et révolutionnaire du régime financier
[20]. Un avant-projet prit forme, qui fut connu à la fin de 1968, destiné à adapter les ressources de la Confédération aux besoins croissants. Les taux de l'ICHA devraient être relevés à 4,2 % et à 6,3 %. Quant à l'IDN, le rabais consenti en son temps devrait disparaître, et la progressivité être étendue avec un taux maximal de 10 %. Les bases constitutionnelles devraient aussi être créées afin de pouvoir remplacer les droits fiscaux, pour les produits qui s'y prêtent, par des taxes de consommation spéciales, ainsi que pour avoir la possibilité de transformer l'ICHA en un système de taxe à la valeur ajoutée. De même, l'IDN et l'ICHA devraient acquérir un rang constitutionnel définitif, mais sans que les taux maxima soient précisés dans la Constitution. La part des cantons aux ressources de l'IDN, réservée à la péréquation financière, pourrait être augmentée par le moyen de la législation d'exécution
[21]. C'est précisément la renonciation à une refonte du système de la péréquation financière qui attira le plus de critiques à l'avant-projet. En effet, plusieurs suggestions avaient été faites dans le courant de l'année. Le professeur W. Wittmann avait proposé une nouvelle clé de répartition fondée sur les valeurs réciproques du revenu national par tête d'habitants des cantons et de leur densité de population
[22] M. Baltensperger constatait aussi que seules des valeurs tirées d'une comptabilité nationale des régions pourraient fournir une clé sûre
[23]. Quant au conseiller aux Etats Rohner (rad., SG), il émit l'avis que l'élaboration d'une loi-cadre, qui permettrait de comparer les charges fiscales dans chacun des cantons, constituait le préalable indispensable à la péréquation. Son collègue Leu (ccs, LU) proposa la création d'un organisme de planification financière qui réunirait des représentants des communes, des cantons et de la Confédération. Il demanda en outre, dans une motion qui fut adoptée par les deux Conseils, des renseignements statistiques valables sur les revenus nationaux des cantons et une étude comparative des charges fiscales dans les cantons et les communes
[24]. Le Conseil fédéral, pour sa part, demanda aux cantons, par lettre circulaire, de prendre position sur les principes de la péréquation et plus particulièrement sur la conformité des bases de calcul. La dépendance financière des communes à l'égard des cantons et de la Confédération fut aussi évoquée. Enfin, un groupe de travail spécial, constitué par la conférence des directeurs cantonaux des finances, fut chargé d'examiner les problèmes de la péréquation
[25].
La disposition constitutionnelle aurorisant une amnistie fiscale générale, qui avait été adoptée par les Chambres en 1967, fut soumise le 18 février au référendum du peuple et des cantons
[26]. Tous les partis suisses recommandèrent le oui, à l'exception du Parti socialiste et de l'Alliance des Indépendants, qui laissèrent la liberté de vote, et du Parti du Travail, qui préconisa le non
[27]. Les partisans de l'amnistie, au nombre desquels il faut aussi compter les associations économiques, ont fondé leur argumentation sur le fait que l'amnistie entraînerait une meilleure exploitation de la masse fiscale, et par là une augmentation des recettes, et que par conséquent des hausses d'impôts pourraient être évitées ou en tout cas reportées à plus tard
[28]. Ce sont essentiellement des considérations morales qui animèrent les adversaires. Chez les socialistes, on critiqua l'absence de mesures spéciales de contrôle destinées à empêcher la fraude après l'amnistie
[29]. Le peuple approuva très nettement la proposition soumise
[30]. Il s'agit dès lors d'assurer le plus grand succès possible à cette amnistie. Un bureau d'information pour les questions fiscales fut créé à cet effet par le DFFD, comme le Conseil fédéral l'annonça dans sa réponse à une petite question Deonna (lib., GE), afin de renseigner les contribuables, en collaboration avec les associations économiques, de la façon la plus complète. La conférence des directeurs cantonaux des finances élabora en outre les règles de conduite destinées à assurer le succès de l'amnistie dans tous les cantons
[31].
[10] Kurt Locher présenta un exposé au séminaire sur l'intégration européenne organisé par le Crédit suisse, cf. plus haut, p. 40, ainsi que wf, Dokumentation- und Pressedienst, 4, 22.1.68. Voir aussi sa conférence à Soleure (Solothurnei Zeitung, 84, 8.4.68; NZZ, 219, 8.4.68) et HANS GERBER, Annäherung der Umsatzsteuern in Europa und internationaler Wettbewerb (Wirtschaftspolitische Mitteilungen, 24/1968, no 2).
[11] wf, Dokumentations- und Pressedienst, 6, 5.2.68; 12, 18.3.68; 14, 1.4.68. Avis de professeurs étrangers in wf, Dokumentations- und Pressedienst, 19, 6.5.68. Cf. NZ, 3, 3.1.68 (Prof. Theo Keller); JdG, 19, 24.1.68; Vat., 267, 15.11.68 (Prof. Walter Wittmann).
[12] Ce point de vue a été soutenu par M. Weber in Tw, 21, 26.1.68; 49, 28.2.68; 61, 13.3.68; 134, 11.6.68; Vr, 38, 15.2.68 (Offener Brief an die Wirtschaftsförderung) et E. Isler in NZZ, 292, 13.5.68; 424, 12.7.68. Alors que M. Weber recommande une hausse de l'IDN, E. Isler défend l'état actuel comme favorable à la Suisse, comme O. Fischer le fait aussi in Schweizerische Gewerbe-Zeitung, 14, 5.4.68. Selon les statistiques de l'ONU pour 1965/66, seules la France, l'Italie et la Belgique connaissent un taux d'imposition directe inférieur à celui de la Suisse. Mais dans ces pays, la charge des retenues pour la Sécurité sociale, qui entre dans le calcul des coûts pour l'exportation, est sensiblement plus lourde. Cf. Bund, 178, 1.8.68.
[13] Exposés de M. Redli, cf. Tat, 81, 5.4.68; TdL. 122, 1.5.68; BN, 148, 6./7.4.68. Voir aussi MARKUS REDLI, « Auf dem Weg zu einer neuen Finanzordnung », in Im Spannungsfeld der Politik, Festgabe für Dr. Martin Rosenberg, Luzern 1968, p. 71 ss.
[14] Cf. Neue Presse, 75, 29.3.68; NZZ, 215, 4.4.68; .IdG. 80, 4.4.68; 83, 8.4.68; Lb, 85, 10.4.68; GdL, 90, 18.4.68; NZ, 182, 21.4.68. Critique de l'attitude de M. Redli in Lb, 84, 9.4.68.
[15] Cf. NZZ, 84, 7.2.68; GdL, 32, 8.2.68.
[16] Cf. NZZ, 262, 30.4.68 TdG, 101, 30.4.68; Ostschw., 101, 30.4.68; Vat., 105, 4.5.68; NZ, 118, 30.4.68; GdL, 102, 2.5.68; NZ, 227, 19.5.68; 273, 17.6.68; Tw, 104, 4./5.5.68.
[17] Cf. GdL, 125, 30.5.68; JdG, 125, 30.5.68. Le Parti socialiste était représenté par les conseillers nationaux Graber, Grütter, Riesen et M. Weber.
[18] Cf. Tw, 139, 18.6.68; Vr, 139, 17.6.68.
[19] Cf. Bull. stén. CN, 1968, p. 241 (Spühler), p. 296 ss. (autres prises de position) p. 311 s. (Spühler, conclusions); Bull. stén. CE, 1968, p. 167 ss.; FF, 1968, I, p. 1221 ss.
[20] NELLO CELIO, « Grundsätze der Finanz- und Steuerpolitik», in Wirtschaft und Recht, 20/1968, p. 129 ss. Exposé du 21.9.1968 ä la Journée suisse des banquiers à Zurich, cf. Ostschw., 222, 24.9.68; Lb, 227, 27.9.68.
[21] Cf. NZZ, 758, 6.12.68; NZ, 568, 7.12.68; Bund, 279, 27.11.68. Le Bund a été en mesure de donner des détails avant la publication du projet.
[22] Cf. Weltwoche, 1788, 16.2.68.
[23] M. BALTENSPERGER, «Die nationale Buchhaltung als Instrument des Finanzausgleichs », in Wirtschaft und Recht, 20/1968, p. 166 ss.
[24] Cf. Bull. stéra. CE, 1968, p. 172, p. 180. Motion Leu, cf. NZZ, 365, 17.6.68; 611, 3.10.68. HANS LETSCH demanda aussi une coordination des politiques financières et fiscales des cantons, cf. «Der Staatshaushalt der Kantone», in Wirtschaft und Recht, 20/1968, p. 81 ss.
[25] Cf. Bull. stén. CN, 1968, p. 311.
[26] Cf. APS. 1967, p. 64 ss.
[27] Cf. NZZ, 20, 10.1.68 (PAB); 29, 15.1.68 (Parti socialiste suisse); 31, 16.1.68 (Parti évangélique); 42, 19.1.68 (Indépendants); GdL, 23, 29.1.68 (Parti radical suisse); 17, 22.1.68 (Parti conservateur chrétien-social suisse); Lb, 36, 12.2.68 (Démocrates).
[28] Cf. GdL, 37, 14.2.68; NZZ, 100, 14.2.68; BN, 41, 27./28.1.68.
[29] Quelques sections cantonales du Parti socialiste recommandèrent le non. Cf. PS, 14, 18.1.68; 23, 29.1.68; Vr, 28, 3.2.68; PS, 32, 7.2.68; TdG, 36, 12.2.68; NZ, 65, 8.2.68; PS, 39, 16.2.68.
[30] 402.542 oui contre 247.162 non. Tous les cantons approuvèrent. La participation s'éleva à 40,8 %. Cf. NZZ, 109, 19.2.68.
[31] Cf. Bund, 65, 18.3.68; JdG, 102, 2.5.68; NZZ, 752, 4.12.68. Loi fédérale d'exécution de l'amnistie fiscale générale au 1er janvier 1969 in FF, 1968, I, p. 540 ss.
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