Année politique Suisse 1995 : Chronique générale / Défense nationale
Défense nationale et société
Si la participation de la Suisse au projet de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) de "Partenariat pour la paix" - question particulièrement sensible depuis la votation de 1994 sur les Casques bleus - n'est toujours pas à l'ordre du jour de l'agenda du Conseil fédéral, certains acteurs de la scène politique ont cependant tenté de relancer ce projet. C'est ainsi qu'au début de l'année, les présidents des commissions de la politique de sécurité, le conseiller aux Etats Ziegler (pdc, UR) et le conseiller national Keller (pdc, AG) ont déclaré, suite à leur rencontre avec Willy de Claes, Secrétaire-général de l'OTAN, que la Suisse se devait de répondre favorablement à l'offre qui lui était faite. A cette déclaration faisaient écho en été le rapport du Conseil de défense (organe consultatif du gouvernement pour les questions relatives à la politique de sécurité) ainsi que différentes prises de position provenant de milieux proches de l'armée. Unanimement, il a été souligné que participer à cette forme très souple de collaboration ne signifiait nullement entrer dans une alliance militaire ni dans une organisation supra-étatique et que, dès lors, les craintes concernant la neutralité n'étaient aucunement fondées. La Suisse pouvant définir comme elle l'entendait la nature de sa participation ("collaboration à la carte"), celle-ci se limiterait à engager l'armée dans des actions non militaires telles que l'aide humanitaire, l'aide en cas de catastrophe ou encore un soutien logistique à des opérations de maintien de la paix (troupes de génie).
Le parlement a dû statuer sur la validité formelle de l'initiative
populaire
"pour moins de dépenses militaires et davantage de politique de paix", qui - déposée par le PS en 1992 - prévoyait de réduire de moitié les dépenses militaires sur une période cinq ans et d'affecter les ressources ainsi dégagées au bénéfice de la sécurité sociale (ainsi qu'au profit de la promotion de la paix et de la reconversion civile de l'industrie militaire). Conformément à l'avis exprimé par sa commission, mais contrairement à celui formulé par le Conseil fédéral, le Conseil des Etats a déclaré invalide l'initiative socialiste à une large majorité, arguant principalement qu'on ne saurait voir de lien intrinsèque entre le domaine de la défense nationale et celui de la politique sociale. La Chambre basse a également été convaincue par cette argumentation, et ce malgré une pétition déposée par les initiants et demandant, forte de 14 000 signatures, que le peuple puisse s'exprimer sur cet objet.
Le débat précédant cette décision a été animé, mêlant des considérations juridiques et politiques. Pour les partisans de la validité de l'initiative, essentiellement la gauche, les verts et les indépendants, ce texte ne violait pas le principe de l'unité de la matière dans la mesure où il posait une seule et même question aux citoyens, à savoir à quel domaine, de la défense nationale ou de la politique sociale, ils désiraient donner la priorité. Reprenant l'argumentation du gouvernement, les partisans de la validité ont également fait remarquer que si tant est que cette initiative constituait un cas limite du point de vue de l'unité de la matière, on ne pouvait dire qu'elle violait ce principe dans une plus grande mesure que ne l'avaient fait de nombreuses autres initiatives soumises au peuple précédemment. Aussi, il était contraire au principe de la bonne foi de "changer les règles du jeu en cours de partie" et d'aller à l'encontre d'une pratique jusque là très libérale en la matière. Enfin, de nombreux orateurs ont insisté sur le fait que, devant l'impossibilité de trancher définitivement la question de la validité formelle de cette initiative, mieux valait pêcher dans le sens d'un excès de démocratie que de commettre le pêché inverse ("in dubio pro populo").
Selon
les partisans de l'invalidité, à savoir la plupart des députés bourgeois, le texte socialiste violait au contraire manifestement le principe de l'unité de la matière puisqu'il comprenait deux propositions radicalement différentes, dont l'une pouvait être acceptée et l'autre refusée: il se pouvait très bien par exemple que les citoyens rejettent l'idée d'une réduction des dépenses militaires, et désirent néanmoins que l'on consacre plus de ressources à la sécurité sociale. Aussi, si cette initiative leur était soumise, les citoyens ne pourraient exprimer leur volonté librement, se voyant obligés de répondre par un seul oui ou par un seul non à des propositions très différentes. Certains orateurs ont reconnu que le parlement, en invalidant l'initiative socialiste, contrevenait à sa propre jurisprudence. Ils ont néanmoins ajouté qu'il était temps de mettre un terme à une pratique à leurs yeux trop laxiste, qui menaçait de faire perdre toute signification au principe de l'unité de la matière et qui, par là-même, mettait le droit d'initiative populaire en péril
[2].
Face à cet échec et après avoir hésité à lancer deux nouvelles initiatives reprenant chacune une partie différente de l'initiative invalidée,
le PS a décidé, de concert avec les écologistes ainsi que de nombreuses organisations pacifistes et tiers-mondistes, de lancer une nouvelle initiative. Intitulée "Economiser dans l'armée et la défense générale - pour davantage de paix et d'emplois d'avenir", celle-ci reprend grosso modo le contenu de l'initiative malheureuse, tout en étant épurée des éléments à l'origine de l'invalidation. En effet, la nouvelle initiative ne prévoit plus que les ressources dégagées soient redistribuées au bénéfice de la politique sociale. Elle exige uniquement qu'un tiers de l'argent économisé soit affecté à la promotion de la politique de paix et qu'un montant d'un milliard de francs soit alloué à la reconversion civile de l'industrie militaire, l'affectation du reste des économies étant laissée à l'appréciation du parlement
[3].
Le GSsA a décidé de préparer
une nouvelle initiative populaire sur la suppression de l'armée. La décision définitive quant à son lancement sera prise en mars 1996. Il a également été question au sein du mouvement de proposer une initiative prévoyant l'abolition de l'obligation de servir. Par ailleurs, pour ce mouvement, l'année 1995 a été marquée par un débat important entre les différentes tendances, trahissant une certaine
crise d'identité due notamment aux réformes de l'armée ainsi qu'à un désintérêt dans l'opinion publique pour la problématique pacifiste. Une aile plus réformiste, emmenée par le conseiller national et cofondateur du mouvement Andreas Gross (ps, ZH), a notamment critiqué la "fuite en avant" à laquelle le GSsA succombait en voulant soumettre aux citoyens de nouvelles initiatives. Selon Gross, ces dernières - outre de n'avoir que peu de chances de rencontrer un grand succès en votation populaire - ne pouvaient constituer la raison d'être du GSsA. Ce dernier devrait plutôt prendre de la distance par rapport à l'action politique directe et réorienter son engagement sur les questions de politique de paix au niveau européen ainsi que sur celles des droits populaires. A cette tendance réformiste s'est opposée une fraction plus radicale, à majorité romande, pour laquelle soumettre de nouvelles initiatives à l'approbation populaire n'était pas incompatible avec ce travail de réflexion
[4].
Le défilé d'un régiment d'infanterie en ville de Genève a provoqué des scènes de violence importantes opposant les forces de police et des jeunes manifestants pacifistes, suite vraisemblablement à des provocations de la part de bandes de casseurs. Le projet même de ce défilé avait suscité de vives polémiques, le GSsA ainsi que la gauche du canton s'y opposant farouchement. Le Conseil d'Etat genevois avait néanmoins accordé son autorisation, ayant obtenu de la part du GSsA l'assurance que le défilé ne serait pas perturbé.
Suite à l'ouverture des archives du DMF, la presse a révélé que, durant la guerre froide,
le Conseil fédéral envisageait très sérieusement de doter l'armée suisse de la bombe atomique et avait entrepris, dans le plus grand secret, des démarches à cet effet: le gouvernement avait notamment créé une commission d'études sur l'énergie atomique et s'était procuré un certaine quantité d'uranium. Il ressort également de ces archives que le chef de l'Etat-major de l'époque n'excluait pas l'utilisation de l'arme atomique sur territoire helvétique en cas d'invasion ennemie, ce même si les conséquences pour la population suisse auraient été terrifiantes. Le Conseil fédéral aurait en outre débloqué un crédit de 20 millions de francs pour que des recherches devant mener à une fabrication suisse de la bombe atomique soient entreprises. En 1964, le scandale des Mirages et la vaste mise en lumière des activités du DMF qui s'en est suivie ont dissuadé le gouvernement et les hauts rangs de l'armée de toute velléité ultérieure de doter la Suisse de l'arme nucléaire
[6].
[2]
BO CE, 1995, p. 369 ss. et 380;
BO CN, 1995, p. 1396 ss.;
FF, 1995, III, p. 563 s.; presse des 22.3 et 23.3.95 (CE);
TA et
24 Heures, 30.5.95 (pétition); presse des 20.6 et 21.6.95 (CN). Voir aussi
APS 1994, p. 85. Il est à noter que le PS a publié une étude mandatée à un expert allemand et dont les conclusions légitimaient l'initiative socialiste (cf.
lit. Unterseher). En effet, selon cette expertise, l'armée pourrait réduire son budget de moitié si elle prenait certaines mesures. Parmi celles-ci, l'étude allemande mentionne notamment la réduction de 400 000 à 150 000 du nombre d'hommes d'ici à l'an 2000 ainsi que la diminution du service militaire de 300 à 200 jours. Le DMF a vivement réagi aux conclusions de cette étude, estimant cette dernière superficielle et lacunaire. Il a relevé par exemple qu'elle ne prenait pas en compte le fait que la réduction du nombre d'hommes devrait être compensée par des moyens techniques plus performants et plus coûteux, ce qui rendait irréaliste la diminution de moitié du budget de la défense nationale: presse des 20.1 et 11.4.95.2
[3]
FF, 1995, III, p. 1394 ss.; presse du 15.7.95;
TA, 14.8.95;
NZZ, 16.8.95. Parallèlement à cette initiative, le PS en a lancée une seconde demandant l'introduction du référendum constructif: cf. supra, part. I, 1c, (Volksrechte).3
[4]
JdG et
NZZ, 3.8.95;
Blick, 21.3.95;
TA, 27.3.95. Voir également
APS 1994, p. 85.4
[6]
TA, 4.4.95; presse du 5.4.95;
NQ, 12.4.95.6
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