Année politique Suisse 1989 : Economie / Agriculture
Politique agricole
L'agriculture helvétique semble entrer dans une zone de turbulences qui pourrait tendre à une restructuration en profondeur de son système. L'environnement international fait pression de façon toujours plus insistante; pris en tenaille entre les
demandes de libéralisation du GATT et de la CE, le protectionnisme suisse est sur la défensive. Au GATT, lors des négociations ayant eu lieu en 1989 dans le cadre de l'Uruguay round, le principal sujet de désaccord portait sur l'agriculture
[1]. De même, lors de la rencontre entre J.-P. Delamuraz et Carla Hills, représentante du président des Etats-Unis pour les affaires commerciales internationales, ce fut le seul point de discorde notable; si les Etats-Unis désirent un démantèlement du soutien à l'agriculture, ils ne voient, par contre, aucun inconvénient aux paiements directs non liés à la production
[2].
Mais le Département fédéral de l'économie publique ainsi que l'Union suisse des paysans (USP) sont opposés à une généralisation de cet instrument qui tuerait, selon eux, l'esprit d'entreprise. La pression sur les structures agricoles helvétiques provient également de l'intérieur où les
paiements directs et l'urgence des problèmes écologiques sont les questions clefs autour desquelles s'articulent les nombreuses propositions qui se font jour sur le dossier agricole. C'est au sein des Chambres et dans les initiatives qui suivirent celle dite «en faveur des petits paysans» que ces idées émergent. Deux motions et une initiative parlementaire furent déposées dans la foulée du bon score réalisé par l'initiative précitée, ayant toutes pour fondement ce couple paiements directs — protection de l'environnement. La motion Ruckstuhl (pdc, SG) demande au Conseil fédéral une révision de la loi sur l'agriculture suivant cette nouvelle orientation. Celle du radical P. Wyss (prd, BS) souhaite que des mesures soient prises en faveur des exploitations agricoles familiales et respectueuses de l'environnement. Enfin, l'initiative parlementaire Neukomm (ps, BE) désire l'extension des paiements directs afin d'assurer le maintien d'une agriculture saine et rationnelle et propose des prestations particulières à titre écologique. Des taxes seraient prélevées sur les engrais et les produits polluants pour financer en partie cette politique
[3].
C'est d'extrême justesse que le peuple suisse, suivant la voie du Conseil fédéral et des Chambres qui avaient recommandé le rejet sans contre-projet, s'est prononcé, par 51% des voix contre 49%, contre l'initiative «pour une protection des exploitations paysannes et contre les fabriques d'animaux (Initiative en faveur des petits paysans)». Lancé en 1983 par le tandem rassemblant la maison de distribution
Denner et l'Association suisse pour la protection des petits et moyens paysans (
VKMB), ce texte désirait instaurer un régime agricole plus libéral et privilégier les petites exploitations paysannes. Il était construit selon deux axes bien distincts. D'une part, il définissait une exploitation paysanne (donc susceptible d'être soutenue par la Confédération) selon d'eux critères: main-d'oeuvre essentiellement familiale et base fourragère propre de l'ordre de deux tiers en plaine et de 50% en montagne. D'autre part, il obligeait les importateurs, qui voyaient les frontières s'ouvrir à leur commerce, à prendre en charge des produits identiques provenant d'entreprises indigènes à des prix couvrant les frais afin de garantir le revenu paysan. De plus, il donnait au Conseil fédéral le pouvoir de prélever des taxes et même d'interdire certaines importations. Ce texte, qui rompait de manière nette et plus ou moins contradictoire avec la politique agricole officielle, fut prompt à créer de fiévreux affrontements. Cette initiative engagea des débats qui dépassaient la simple explication sur sa teneur et posaient la question d'un choix profond où les éléments les plus fondamentaux de la politique agricole étaient remis en cause. Le résultat serré de la votation fut presque unanimement interprété comme une mise en question de la politique agricole actuel et serait donc à situer dans le droit fil de celui sur le référendum relatif à l'arrêté sucrier en 1986
[4].
Les initiants reçurent
le soutien des partis de gauche, des écologistes ainsi que de l'Union des producteurs suisses (UPS). Globalement, l'argumentation en faveur de l'initiative suivit les deux centres d'intérêts propres au VKMB et à Denner: les petits paysans et la liberté d'importation. Selon les défenseurs de l'initiative, celle-ci aurait permis d'axer la politique agricole sur l'exploitation paysanne familiale assurant, en plaine comme en montagne, un revenu équitable. Les consommateurs auraient pu se procurer des denrées saines, produites dans le respect de l'environnement. Cela signifie qu'un coup d'arrêt aurait été donné à l'industrialisation et à l'intensification de l'agriculture. En d'autres termes, les 5000 fabriques d'animaux dénoncées par les initiants qui, en cultivant chacune moins d'un hectare (ce qui ne peut produire du fourrage que pour 3 vaches ou 20 cochons), élevaient 700 000 porcs et 2 millions de poulets auraient dû disparaître. Cela aurait stoppé la dégradation de l'alimentation et la pollution des ruisseaux et des nappes phréatiques causée par la trop grande concentration de lisier et de fumier. La disparition de ces fabriques aurait permis un transfert de production au bénéfice des petites exploitations. Le contribuable aurait été, en conséquence, déchargé des coûts de mise en valeur des excédents agricoles car les grandes exploitations n'auraient plus obtenu de subventions. Le bénéfice du consommateur se serait fait grâce à la liberté d'importation qui, bien qu'impliquant la prise en charge des produits suisses, aurait été susceptible de faire baisser les prix. Enfin, cette possibilité d'importer à loisir aurait considérablement renforcé la position de la Suisse au sein du GATT et dans les négociations avec la CEE
[5].
Les
partis bourgeois, les organisations patronales et l'USP se sont fermement opposés à ce projet. Selon eux, l'initiative aurait entraîné la disparition de 12 000 exploitations qui n'auraient pas forcément été des fabriques d'animaux mais plutôt de petits domaines qui, pour survivre, se sont diversifiés dans la production de porc et de volaille. Ce sont donc les grands domaines possédant des surfaces importantes qui auraient été les bénéficiaires de ces mesures. De plus, la distinction entre exploitation paysanne et non-paysanne en fonction du degré d'auto-approvisionnement en fourrage aurait eu une dimension arbitraire, aurait augmenté encore la bureaucratie et se serait certainement avérée inique dans les cas limites. Selon les opposants, l'initiative, loin de protéger l'environnement, aurait encouragé la culture intensive en raison de la quantité de fourrage à assurer. D'autre part, elle n'indiquait absolument pas selon quel mécanisme les prix auraient pu baisser et comment ce nouveau système aurait été financé. Au sujet du GATT et de la CEE, il fut avancé que certains points de l'initiative (limitation ou interdiction des importations) auraient encore augmenté le protectionnisme agricole et compliqué la position de la Suisse qui aurait dû renégocier son statut spécial au GATT. Il fut souvent relevé, de part et d'autre, que le texte de l'initiative était imprécis, qu'il comportait des lacunes (comme l'oubli de catégories tels les horticulteurs ou les viticulteurs) et que ses mesures quelquefois sans nuances étaient à la base de la confusion que l'on a pu trouver dans le développement des arguments
[6].
La
campagne précédent le scrutin fut d'une vigueur peu commune. Du côté des initiants, Karl Schweri, P.D.G. de Denner, fut particulièrement actif surtout par le soutien financier, souvent dénoncé, de son entreprise. C'est ainsi que la presse fut inondée de placards publicitaires en faveur de l'initiative ou critiquant la politique agricole officielle. Cette débauche de moyens a fait prendre ses distances au VKMB qui annonça sa désapprobation et à l’UPS qui refusa son soutien public. K. Schweri fut aussi le plus exposé aux attaques des opposants qui assimilèrent souvent l'initiative à une bonne occasion pour Denner de faire jouer une votation en faveur de ses seuls intérêts publicitaires et commerciaux. Pour le VKMB, Ruedi Baumann multiplia les interviews afin de développer les thèses des petits paysans. J.-P. Delamuraz, pour sa part, mit tout son poids dans la bataille pour faire échec à l'initiative, axant son discours sur la problématique relative aux négociations du GATT
[7].
Initiative en faveur des petits paysans. Votation du 4 juin 1989
Participation: 36,0%
Non: 773 718 (51,1%) / 17 cantons
Oui: 741 747 (48,9%) / 9 cantons
Mots d'ordre:
Non: PRD, PDC*, UDC, PL, PA; USP, Vorort, USAM.
Oui: PS*, PES, AN, PST; CSCS, VKMB, UPS, les organisations de protection de l'environnement.
— Liberté de vote: AdI*; USS.
* Recommandations différentes des partis cantonaux
Les résultats de l'analyse Vox de cette votation font bien apparaître les contradictions qui ont entouré cette campagne. Si une partie importante des votants s'est avérée avoir une bonne connaissance du texte de l'initiative, en revanche, une majorité d'entre eux avoue avoir eu des difficultés à se faire une opinion. D'autre part, les motivations du oui et du non sont toutes deux celles de la volonté d'aider les petites exploitations. Il y a, en général, consensus sur la protection des petits paysans et sur la défense de l'environnement; c'est sur le problème des moyens à mettre en œuvre que les opinions diffèrent. Les votants favorables à l'initiative sont généralement d'origine urbaine et ont été sensibles aux arguments sur les denrées alimentaires saines et aux divers éléments écologiques prônés par les initiants. Les opposants à l'initiative sont de provenance plutôt rurale et ont pensé qu'elle nuirait à la petite paysannerie et ne profiterait qu'aux grands distributeurs; l'analyse montre l'importance de l'hostilité envers l'action de Denner dans les motivations du non. Elle met également en évidence que seul 20% de la population se déclare pleinement satisfait par la politique agricole menée par la Confédération et que l'objet le plus contesté est la question des subventions. Cette votation a donc indiqué que notre politique agricole, déjà sur la sellette au GATT et face à la CEE, est désormais perçue de manière moins positive qu'auparavant à l'intérieur des frontières mêmes de la Suisse
[8].
Dès le lendemain de la votation sur l'initiative en faveur des petits paysans, l'
USP lança la sienne intitulée «
pour une agriculture paysanne compétitive et responsable de l'environnement». La récolte des signatures démarra tambour battant, I'USP ayant mobilisé toutes ses énergies. La centrale paysanne, consciente du désir de changement manifesté par le souverain, a agi ainsi, selon son directeur Melchior Ehrler, pour éviter que l'on ne fasse une politique agricole sans les paysans. Dans le même temps, l'Alliance des Indépendants (Adl) et le groupe de travail pour une Nouvelle politique agricole (NAP, sigle alémanique) annonçaient leur intention de lancer leurs propres initiatives. Après de longues négociations, ces deux derniers sont arrivés à un accord et présenteront un texte unique qui reste à rédiger
[9].
Les trois projets originels ont un tronc commun qui comprend la volonté d'une agriculture plus proche de l'environnement, plus favorable aux exploitations paysannes familiales et moins industrielle. Cependant, les modalités diffèrent et des divergences existent. Le texte de l'AdI est le plus «européen» et insiste sur un plus grand respect des lois du marché en même temps qu'une meilleure protection de la nature par le biais de bases fourragères suffisantes, de paiements directs et de taxes sur les engrais chimiques. Celui de la NAP est axé sur des objectifs écologiques où la Confédération et les cantons auraient un rôle accru. Il vise à protéger les petites exploitations, à diminuer le nombre d'unités de bétail autorisé à l'hectare et à assurer que les fourrages importés soient produits selon des normes identiques à celles de la Suisse. L'initiative de I'USP est celle qui apporte le moins de changements à la politique officielle. Toutefois, elle permet à la centrale paysanne de soutenir le principe d'un usage plus généralisé des paiements directs. Néanmoins, la plupart du revenu paysan devrait toujours être assurée par les prix agricoles. Ce projet veut également encourager les exploitations paysannes qui cultivent le sol et qui ont une base fourragère propre. La Confédération devrait adapter la production aux conditions d'écoulement et réglementer l'utilisation des produits auxiliaires. L'objectif d'avoir une production susceptible d'assurer l'indépendance du pays est maintenu. Pour leur part, J.-P. Delamuraz et l'Office fédéral de l'agriculture ont estimé qu'il n'y a pas besoin de nouvelles initiatives pour procéder aux réformes nécessaires
[10].
[1] NZZ, 20.1.89; JdG, 22.2.-24.2., 27.10. et 28.10.89; Bund, 4.3. et 1.11.89; L'Hebdo, 12.1.89. Cf. aussi supra, part. I, 2 (Institutions mondiales).
[3] Délib. Ass. féd., 1989, III, p. 26 (Neukomm), 104 (Ruckstuhl) et 118 (Wyss).
[4] Résultats: FF, 1989, II, p. 1006 ss.; presse du 5.6.89; L'Hebdo, 8.6.89. Sur l'initiative: APS 1988, p. 107. Généralités sur l'initiative: Vat., 16.3. et 21.3.89; AT, 25.3.89; CdT, 25.4.89; SGT, 11.5.89; Bund, 12.5. et 30.5.89; BaZ, 12.5.89; TW, 22.5.89; Lib., 23.5.89; NZZ, 26.5.89; L'Hebdo, 25.5.89; DP, 952, 25.5.89.
[5] Vat., 21.3.89; BaZ, 21.3.89 (René Hochuli); presse du 10.4.89; TW, 1.5., 2.5. et 19.5.89; presse du 17.5.89 (Piller, Jaggi) et Suisse, 22.5. et 28.5.89. Cf. aussi USS, 16, 10.5.89; DP, 952, 25.5.89 (Rebeaud); Gnueg Heu dune!, 2, février et 4, mai, 1989.
[6] Vat., 21.2., 17.4. et 21.4.89 (Melchior Ehrler); LNN, 2.3. et 30.5.89 (Ehrler); presse du 30.3.89; SGT, 20.4.89; TA, 24.4. et 25.5.89; BaZ, 2.5.89; JdG, 24.5. et 29.5.89; Lib., 26.5.89; NZZ, 27.5.89. Pour la position du patronnai, cf. RFS., 19/20, 9.5., 21, 23.5. et 22, 30.5.89.
[7] K. Schweri: Vat., 7.4.89; BZ, 9.5.89; SGT, 26.5.89. R. Baumann: Bund, 31.3. et 16.5.89; NZZ, 12.5.89; SZ, 19.5.89; AT, 20.5.89; BZ, 24.5.89; 24 Heures, 30.5.89; VO, 21, 25.5.89. S. Bühler: Bund, 24.4.89; presse du 23.5.89; BZ, 29.5.89; BüZ, 30.5.89. Position de J.-P. Delamuraz: 24 Heures, 13.4.89; SGT, 3.5.89. Placards publicitaires et financement de Denner: presse du 4.4. et 7.4.89; Val., 21.4.89; 24 Heures, 23.5.89; Suisse, 28.5.89.
[8] Vox, Analyse de la votation populaire du 4 juin 1989, Zurich 1989. Cf. aussi presse du 20.7.89; NZZ, 20.9.89. Pour une analyse du vote, cf. aussi Lit. Nef.
[9] Généralités sur les 3 initiatives: Bund, 16.6. et 19.8.89; SGT, 15.7.89; TW, 17.1.89; NZZ, 18.7. et 14.10.89; Lib., 22.8.89; L'Hebdo, 8.6.89. Initiative de l'USP: FF, 1989, III, p. 439; presse du 6.7., 22.9. et 26.9.89; JdG, 14.10.89; Vat., 15.11.89.
[10] AdI: presse du 19.6. et 21.8.89. NAP: presse du 6.6. et 7.7.89; SGT, 1.7.89; AT, 5.8.89. Sur le rapprochement entre l'Adl et la NAP: LNN, 5.8.89; Bund, 10.8., 19.8. et 21.8.89; presse du 4.11. et 10.11.89; NZZ, 8.11.89.
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