Année politique Suisse 1988 : Politique sociale / Groupes sociaux
Réfugiés
Si la deuxième révision de la loi sur l'asile, ratifiée par le souverain en 1987, a permis d'accélérer la procédure d'examen des demandes et de mieux répartir les requérants entre les cantons, elle n'a cependant pas été en mesure d'enrayer le flot des nouvelles demandes d'asile déposées en Suisse et n'a par conséquent pas eu l'effet dissuasif escompté. Le nombre de cas traités est resté inférieur au nombre de demandes déposées, les quatre centres fédéraux d'enregistrement ont été plus d'une fois saturés et la recherche d'emplacements pour de nouveaux centres d'hébergement s'est avérée difficile. Quant aux passages obligatoires, mis en place pour lutter contre l'action des passeurs et pour filtrer les réfugiés, ils se sont révélés inefficaces. Pour l'année 1988, le délégué aux réfugiés a enregistré 16 726 nouvelles demandes d'asile, soit une augmentation de 53% par rapport à l'année précédente. Plus de la moitié ont été déposées par des requérants en provenance de Turquie. A la fin 1988, 18 866 demandes d'asile n'avaient pas encore été réglées en première instance
[12].
Le service des recours du DFJP doit lui aussi faire face à une
accumulation des dossiers en suspens. Plusieurs interventions parlementaires ont demandé une réorganisation de ce service et une plus forte indépendance de recours afin d'améliorer la situation. La conseillère nationale U. Bäumlin (ps, BE) et le groupe écologiste ont chacun déposé une motion demandant la création d'une autorité de recours indépendante en matière d'asile
[13]. Ils considèrent intolérable que dans un Etat de droit l'instance de recours soit la même que l'autorité qui a la compétence de prendre les décisions et estiment urgent de traiter plus rapidement les demandes de recours. Le Conseil fédéral s'est prononcé pour le rejet de cette requête, rappelant aux motionnaires que lors de la première révision de la loi sur l'asile, il avait déjà écarté une proposition identique parce que l'institution d'une commission de recours indépendante équivaudrait selon lui à créer une juridiction administrative susceptible d'orienter sensiblement la pratique de l'asile. Il a également souligné que sa faculté d'édicter des directives ne serait plus préservée, de sorte que la plus haute autorité politique serait privée de la possibilité d'intervenir dans la jurisprudence en matière de recours. Enfin, il a relevé qu'il n'existait aucun indice qui permette de dénier au DFJP la conformité de sa qualité d'instance de recours avec les obligations internationales de la Suisse, découlant notamment de la Convention européenne des droits de l'homme
[14].
Tant la volonté de diminuer l'attractivité économique de la Suisse pour ceux qui, sous le couvert de l'asile, viennent en réalité y chercher du travail que celle de pénaliser les requérants entrant illégalement, ont conduit le Conseil fédéral à modifier sur deux points l'Ordonnance sur l'asile. Elle prévoit dorénavant une
procédure d'audition accélérée menée par des fonctionnaires fédéraux pour les requérants entrés illégalement en Suisse et dont la demande est manifestement infondée. A la place de l'audition obligatoire faite par les cantons, ces candidats à l'asile pourront être directement entendus par les services du délégué aux réfugiés et une décision définitive pourra être rendue dans un délai de quatre mois. En outre, ils seront placés dans des centres fédéraux d'hébergement, empêchant ainsi l'exercice de toute activité lucrative. Cette procédure s'adresse en priorité aux requérants en provenance de Turquie, du Pakistan ou du Liban. Cette mesure administrative, dite aussi Procédure 88, a soulevé l'indignation des oeuvres d'entraide et de certains partis politiques qui dénoncent les inégalités de traitement et l'insécurité juridique qui découlent de son application
[15].
Avec l'arrivée massive de requérants d'asile turcs et kurdes, les cantons sont rapidement parvenus aux limites de leurs capacités d'hébergement. Les quatre centres d'enregistrement ont eux aussi connu momentanément des problèmes liés au manque de place. Pour les décharger, le Conseil fédéral avait pris la décision, très controversée, de loger provisoirement 500 requérants d'asile sans abri dans les baraquements militaires de
Melchtal (OW). Mais devant les protestations, tant de la part des autorités locales et cantonales que de celles de la population, le DFJP a finalement décidé d'abaisser de 500 à 150 le nombre des réfugiés. Pour beaucoup d'observateurs, l'exemple de Melchtal a montré qu'il fallait que les centres de la Confédération ne soient pas trop grands et qu'ils s'intègrent raisonnablement à leur environnement afin de ne pas déclencher une vague d'hostilité
[16].
La désignation de nouveaux centres fédéraux d'hébergement, réservés aux requérants entrés illégalement en Suisse et dont la demande d'asile est manifestement infondée, découle de la modification de l'Ordonnance sur l'asile. Dans un premier temps, le délégué aux réfugiés avait projeté d'en ouvrir quatre, mais devant la vague de protestation des autorités et de la population des sites concernés, amplifiée par le fait que les communes se sont trouvées devant le fait accompli, il a finalement dû se résoudre à renoncer aux emplacements de Chandolin (VS) et de Wangs-Pizol (SG) et, pour d'autres motifs, à celui d'Aquarossa (TI). En définitive seul celui de Goldswil (BE) a pu ouvrir ses portes. Avec les centres d'hébergement de Gorgier (NE) et de Klosters (GR), il recevra les demandeurs d'asile qui, après une première audition dans l'un des quatre centres fédéraux, seront soumis à une audition accélérée
[17].
Le Conseil des Etats a décidé à l'unanimité d'allouer un crédit d'ouvrage de 5,1 millions de francs pour la
construction et l'exploitation de deux centres d'enregistrement pour requérants d'asile. Cet arrêté fédéral va permettre à la Confédération de mettre en place des installations définitives tant à Bâle qu'à Chiasso. Afin d'appliquer les nouvelles dispositions de procédure découlant de la deuxième révision de la loi sur l'asile, le Conseil fédéral avait ouvert des centres d'enregistrement à Bâle, Chiasso et Kreuzlingen (TG) dans des locaux provisoires et à Genève dans des locaux définitifs. En mars 1988, le gouvernement avait approuvé le crédit d'engagement destiné à la construction d'un centre définitif à Kreuzlingen
[18].
Le manque de coordination et de collaboration entre les communes et les cantons d'une part et la Confédération d'autre part, la résurgence de certains relents xénophobes à l'approche de la votation sur l'immigration étrangère et la volonté de désamorcer les tensions, ont incité E. Kopp à convoquer une conférence nationale sur l'asile. Auparavant, le Conseil d'Etat genevois avait lui aussi demandé la tenue d'une conférence à laquelle participeraient des représentants de tous les gouvernements cantonaux et les membres du Conseil fédéral. Mais le DFJP a pris les devants et a convoqué sous son égide une conférence réunissant des représentants de la Confédération, des gouvernements cantonaux et de l'Office central suisse d'aide aux réfugiés. Il s'agissait pour l'essentiel d'évoquer la situation actuelle et de trouver un consensus sur les mesures à prendre. Les participants ont adopté à l'unanimité une prise de position dans laquelle ils ont affirmé leur intention de poursuivre l'actuelle politique d'asile et ont écarté l'idée d'une nouvelle révision de la loi sur l'asile. Ils ont aussi bien rejeté la proposition préconisant le renforcement des contrôles frontaliers par l'armée que celle demandant la reconnaissance par la Suisse de la Turquie comme pays de recrutement afin de faire bénéficier les travailleurs turcs du statut de saisonnier
[19].
Devant le retard dans le traitement des demandes d'asile, dû pour une bonne part aux carences de l'administration et aux effectifs insuffisants affectés à cette tâche, nombreux sont ceux qui préconisent l'application d'une solution globale. Selon eux, sa mise en oeuvre permettrait de désamorcer une situation déjà tendue par l'accumulation d'anciennes demandes restées en souffrance. Parmi les
partisans d'une solution globale, le canton de Fribourg, la Fraction Verte au Conseil national et le groupe libéral aux Chambres. Ce dernier a demandé, par voie de motion, une solution fédéraliste en matière de droit d'asile. Cette motion demande plus précisément au Conseil fédéral de modifier la loi sur l'asile afin de permettre aux cantons qui le désirent d'appliquer, à titre exceptionnel, une solution d'ensemble pour les candidats à l'asile ayant déposé leur demande avant le 1er janvier 1984 et résidant depuis cette date sur leur territoire et qui n'ont pas obtenu le statut de réfugié ou qui n'ont pas encore reçu de décision à cet égard, par l'octroi de permis humanitaires hors contingent
[20]. Le Conseil d'Etat genevois a adressé au Conseil fédéral le texte d'une résolution allant dans le même sens
[21]. Le Mouvement "Coordination Suisse Asile" a lui lancé une pétition, adressée au Conseil fédéral, aux gouvernements cantonaux et au parlement, en faveur de l'adoption d'une solution politique et humaine pour les requérants ayant déposé leur demande d'asile depuis plus de deux ans
[22].
Dans sa prise de position, le
Conseil fédéral s'est dit opposé à l'application du principe d'une solution globale. Il a justifié son refus en soulignant que la deuxième révision de la loi sur l'asile avait écarté les propositions préconisant une solution partielle ou globale des demandes en suspens depuis plusieurs années. En outre, il dit douter de l'efficacité d'une telle mesure, estimant que la solution proposée n'est pas adéquate pour éliminer plus rapidement les cas en suspens et décharger efficacement les autorités fédérales et cantonales. En effet, un examen individuel resterait nécessaire pour déterminer quels requérants devraient être exclus. Il a cependant tenu à préciser que l'Office fédéral des étrangers était prêt, dans des circonstances exceptionnelles, à approuver le règlement des conditions de séjour pour certains cas particuliers en les imputant au contingent cantonal de la main-d'oeuvre étrangère et que la Confédération se montrait assez souple quand il s'agissait d'accorder des autorisations de séjour humanitaires pour les anciens demandeurs d'asile ou d'accepter provisoirement des familles
[23].
L'
expulsion manu militari vers son pays d'origine du demandeur d'asile Mathieu Musey a fait l'objet d'un large retentissement médiatique et a soulevé une vague d'indignation au sein d'une frange de la population. Ce ressortissant zaïrois, qui avait vu sa demande d'asile rejetée, vivait en Suisse dans la clandestinité depuis février 1987 grâce à l'aide de sympathisants. A ceux qui se sont élevés contre cette expulsion et qui craignaient pour la vie de Musey, le délégué aux réfugiés a répondu que l'opération se justifiait par la nécessité d'agir avant que les groupes de sympathisants ne l'en empêchent et que les autorités du Zaïre lui avaient donné les plus fermes assurances quant à la sécurité du demandeur d'asile refoulé. Il a également estimé indispensable d'appliquer une loi approuvée par le peuple, faute de quoi la politique de l'asile risquerait, à ses yeux, de perdre toute crédibilité
[24].
Si ce renvoi a créé un profond malaise entre les institutions et une grande partie de la population, il a aussi déclenché une vive polémique entre le Conseil fédéral et les autorités jurassiennes. Ces dernières estiment en effet que la procédure suivie par P. Arbenz a violé les principes qui sont à la base du fédéralisme et, par conséquent, a porté atteinte aux compétences cantonales. En effet, celui-ci s'est directement adressé au commandant de la police jurassienne pour requérir son intervention et a tenu à l'écart le pouvoir politique du canton. En réponse à une requête adressée par le gouvernement jurassien à propos de la procédure suivie dans l'affaire Musey, le Conseil fédéral se justifie en arguant du fait que la décision d'expulsion ne peut être remise en cause par le canton et qu'il n'y a aucune raison d'échanger des informations à ce sujet avec le gouvernement, la communication intervenant au niveau des autorités chargées de l'exécution. Il apparaît donc que le Conseil fédéral avalise une pratique qui autoriserait un organe fédéral à donner aux autorités de police ou tout autre service cantonal des ordres et des directives d'exécution immédiate
[25].
En réponse à une requête de la conseillère nationale Pitteloud (ps, VD), contresignée par 50 parlementaires (des socialistes, des écologistes, des indépendants et trois démocrates-chrétiens), le Conseil fédéral a réaffirmé que les demandeurs d'asile zaïrois Maza et Musey avaient été traités correctement et a estimé que les milieux critiques face à la politique d'asile ont fait de cette affaire un exemple pour alimenter la controverse intérieure. Il reconnaît avoir pris des mesures extraordinaires mais pas irrégulières. La requête demandait aussi la création d'une commission parlementaire d'enquête chargée de porter un jugement sur la procédure suivie et sur les contacts pris avec le pays d'origine des deux requérants. Elle devra aussi définir si les compétences cantonales ont été respectées. Comme la demande tendait à la constitution d'une commission d'enquête spéciale, mais n'excluait pas pour autant un examen par une commission permanente, celle-ci a été confiée à la commission de gestion du Conseil national
[26].
Faute d'avoir pu récolter un nombre suffisant de signatures dans les délais, le Parti républicain suisse a décidé de retirer son initiative "
Pour la limitation de l'accueil des demandeurs d'asile". Celle-ci demandait l'inscription dans la Constitution fédérale d'un nouvel article 69 quater, selon lequel la Suisse n'aurait pu accorder l'asile qu'à des Européens dont la vie et l'intégrité physique étaient menacées en raison de leurs opinions politiques, de leur race ou de leur religion
[27].
L'actuelle vague de demandeurs d'asile ne comprend qu'une minorité de réfugiés politiques au sens où l'entend la loi. La Suisse, à l'instar des autres pays occidentaux, est
confrontée à une migration sud-nord. Face à l'ampleur croissante de ce phénomène, nombreux sont ceux qui préconisent une refonte de notre politique d'asile et échaffaudent des solutions susceptibles, à leurs yeux, de la sortir de la crise qu'elle traverse actuellement. Certains sont d'avis que l'on pourrait résoudre les difficultés des requérants d'asile en accroissant l'aide au développement afin de créer des structures économiques et sociales qui puissent les convaincre de rester chez eux ou d'y retourner. La Suisse pourrait par exemple participer à la reconstruction d'infrastructures détruites par la guerre ou par des catastrophes naturelles afin de permettre aux réfugiés de trouver un travail dans leur pays
[28].
D'autres, et en particulier la classe politique genevoise, recommandent une remise en question du système actuel de recrutement des travailleurs étrangers. Il s'agirait en l'occurence
d'ouvrir aux ressortissants turcs l'accès au statut de saisonnier. En effet, empêchés par la loi d'obtenir un permis de saisonnier, la plupart des émigrants turcs recourent à l'asile pour décrocher un travail en Suisse. Les autorités fédérales demeurent cependant sceptiques à cette idée. Elles craignent en effet qu'au bout de quatre ans, quand les travailleurs turcs auront le droit de faire venir leur famille, la Suisse ne soit soumise à une forte immigration et que les sentiments xénophobes ne soient à nouveau ravivés. La gauche, parce qu'elle a toujours combattu le principe du statut de saisonnier et les syndicats parce qu'ils refusent l'idée d'augmenter le nombre de saisonniers par ce biais, y sont également opposés
[29].
Quant au
Groupe de réflexion et stratégie, chargé par E. Kopp d'élaborer les grandes lignes de la politique d'asile pour les années nonante, il a évoqué le principe de la solution des quotas. Chaque année, l'autorité compétente déciderait du nombre de réfugiés que la Suisse pourrait accueillir. Pour les membres de ce groupe, des réglementations globales sur l'immigration, embrassant toutes les catégories d'étrangers, seraient préférables à la séparation actuelle entre travailleurs étrangers et requérants d'asile. Un autre avantage résiderait selon eux dans l'accueil de groupes de réfugiés et, par conséquent, dans l'économie de temps qui en découlerait inévitablement. Pour ses détracteurs, la solution des quotas priverait de l'asile des personnes véritablement persécutées une fois le contingent atteint
[30].
[12] Rapp. gest. 1988, p. 223. Presse du 13.9.88 et du 14.1.89. Cf. aussi JdG, 15.6.88; L'Hebdo, 29.9.88; TA, 14.10.88 et APS 1987, p. 206 ss.
[13] Délib. Ass. féd., 1988, I, p. 36 (écologiste) et 45 (Bäumlin). Sur l'encombrement des services des recours au DFJP: Heure des questions, BO CN, 1988, p. 741. Cf. aussi L'Hebdo, 28.1.88.
[14] JdG, 3.6.88; NZZ, 9.6.88.
[15] RO, 1988, p. 1558; cf. aussi presse du 4.10.88.
[16] Presse 24.9., 28.9. et 3.10.88; WoZ, 30.9.88.
[17] Presse 12.10. et 23.11.88.
[18] FF, 1988, II, p. 1455 ss.; BO CE, 1988, p. 932.
[19] JdG, 15.10.88; 24 Heures, 16.10., 18.10. et 20.10.88; presse du 10.11. et 11.11.88; L'Hebdo, 20.10.88. Interview Kopp: SGT, 16.4.88; TA, 23.11.88. Interview Arbenz: LNN, 2.4.88.
[20] Délib. Ass. féd., 1988, 1, p. 38.
[22] JdG et NZZ, 21.6.88.
[23] Réponse du CF: presse du 18.8.88; cf. aussi DP, 5.5.88 et APS 1987, p. 209 s.
[24] Presse du mois de janvier 1988.
[25] L'Hebdo, 14.1. et 21.1; JdG, 17.1.88; Le Pays, 2.4.88. Enquête interne: presse du 1.4.88. Cf. aussi Dém. de janvier à mai 1988.
[26] Presse du 4.3. et 7.5.88.
[27] FF, 1988, III, p. 1350; cf. aussi APS 1987, p. 211.
[28] L'Hebdo, 29.9.88. Cf. aussi APS 1987, p. 72.
[29] L'Hebdo, 21.7.88; DP, 29.9.88.
[30] Ww, 22.9.88; L'Hebdo, 29.9.88. Sur la situation des réfugiés: BODS—Rundbrief 1988, Nr. 1-4.
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