La confédération et les chars Leopard

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Les chars de l’armée Suisse ont secoué, pour deux raisons, les médias entre avril et juillet 2023. Premièrement, dans le cadre du message de l'armée 2023, les parlementaires ont souhaité revendre 25 chars Leopard 2 à son fabriquant, l'Allemagne, sous condition qu'ils ne soient pas envoyés en Ukraine. Ces chars prendront les places vides laissées par les chars allemands livrés à l'Ukraine. Deuxièmement, un scandale a éclaté autour des chars Leopard 1 stockés en Italie.
Au sujet du premier débat, pour Mario Stäuble, chef de la rubrique nationale chez Tamedia, la revente des 25 Leopard 2 est en quelques sorte un signal qui envoie un message important à la communauté internationale. Il a aussi souligné que cette action n'enfreint pas la neutralité. Si l'on en croit les réactions du lectorat du Blick, publiées dans l'édition du 26 mai, le débat semble cependant plus compliqué qu'il n'y paraît. Alors que certains applaudissent la position du Conseil fédéral, d'autres se montrent reconnaissants de l'opposition unique d'Albert Rösti. De plus, la remise en question de la «soumission du gouvernement» face aux pressions internationales ou encore, de la fragilisation de la neutralité suisse rythment les commentaire. Selon le Blick du 27 mai, l’air serait en train de changer sous la coupole fédérale, évoquant un «Paradigmenwechsel». La revente des Leopards 2 et les discussions autour de la reconstruction de l’Ukraine ont mené Kurt Fluri (plr, SO) à affirmer: «Für mich ist das eine nicht deklarierte Strategieänderung des Bundesrats.» Il a aussi mentionné que la pression — de l'UE, de l'OTAN et des Etats-Unis — aurait poussé les Sept sages à devenir créatif. Pour les voix plus critiques, la stratégie suivie par la Confédération interroge. En effet, alors qu’un budget plus élevé a été accordé à la Grande Muette pour renforcer par exemple ses réserves d’armes, celle-ci se verra séparée d’une partie de son armement.
Ce débat autour de la revente d'arme de l'armée suisse ne connaît pas encore de point final. Les investigations autour des Leopard 1 et l'aide humanitaire envoyée en Ukraine devraient continuer d'animer les débats dans la presse et sous la coupole fédérale.

Dossier: Guerre en Ukraine et armée suisse: questions de sécurité

Roulement de tambours : les Leopard 2 n'étaient pas les seuls à mobiliser les médias en 2023. En effet, leurs prédécesseurs, les Leopard 1 ont eux aussi agité les plumes médiatiques. En février 2023, RUAG a déposé une demande au SECO pour réexporter 96 Leopard 1, entreposés en Italie et en mains suisses depuis 2016. Entre l'acquisition et les réparations des chars, les Pays-Bas, le Danemark et l'Allemagne seraient impliqués. Les trois pays européens prévoyaient de réexporter les Leopard 1 vers l'Ukraine après les avoir remis en état. En mars 2023, le SECO ainsi que Viola Amherd s'y sont opposés, avançant que la neutralité et la LFMG ne le permettaient pas. Pourtant, RUAG n'a pas coupé court aux négociations et les espoirs néerlandais, danois et allemands ont été alimentés. C'est pourquoi, après l'analyse de plusieurs expert.e.s — du DFAE, chapeauté par Ignazio Cassis, et du DFJP, dirigé par Elisabeth Baume-Schneider —, l'affaire est passée devant le Conseil fédéral le 28 juin 2023. Ce dernier a alors définitivement refusé la demande de réexportation. Le groupe RUAG est une entreprise publique. Le Conseil fédéral ne peut donc pas autoriser la réexportation des chars Leopard 1 sans mettre en péril la neutralité helvétique. A la suite de la décision fédérale, les Pays-Bas se sont montrés déçus, mais ont annoncé comprendre la décision suisse, comme le rapportait le Tages Anzeiger du 29 juin. La NZZ du 31 juillet est revenue sur l'affaire et a questionné la crédibilité de Viola Amherd, rappelant que lors de l'acquisition des F-35A, des espoirs similaires vis-à-vis des autres avions en course — les Rafale français — étaient nés. De plus, c'est à la suite de cette affaire que RUAG a vu sa direction changer de tête.

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Alors que le deal autour des Leopard 1 a été stoppé par le Conseil fédéral en juin, le Tages Anzeiger du 25 août évoque une affaire de corruption liée à RUAG et l'acquisition de 25 des 96 chars par l'Allemagne en 2019. Même si, les chars n'ont jamais été récupérés en Italie, bien que payés. Donc la question persiste: qui est propriétaire de ces Leopard 1? Une prise de position dans la NZZ décrédibilise la situation, soufflant que l'histoire sortirait tout droit d'une aventure de Tintin et rappelle l'ironie en soulignant que l'entreprise appartient entièrement à la Confédération. Le DDPS et RUAG ont demandé une expertise extérieure et averti la commission de contrôle du Parlement afin de déterminer la suite des événements. Un article du Temps datant du 22 août met d'ailleurs en lumière la colère des parlementaires suisses. Pour Fabien Fivaz (vert-e-s, NE), il existe un dysfonctionnement profond dans la gouvernance de RUAG : «C’est le moment de clarifier les responsabilités, surtout dans une entreprise avec une telle portée stratégique, et de se poser la question de savoir si RUAG doit rester privée au regard des contraintes qui lui sont imposées.» Jean-Luc Addor (udc, VS) l'a rejoint en affirmant que des instructions claires devaient être données à RUAG. Par la suite, La Liberté a annoncé, en décembre 2023, que la société allemande qui aurait racheté les chars en 2019, a obtenu gain de cause par un tribunal italien. Cependant, RUAG a affirmé que la décision n'était pas encore officielle, comme la procédure était unilatérale. Viola Amherd a ouvert une enquête sur les circonstances d'achat des 96 Leopard 1 par la Suisse à l'Italie en 2016. Jusque-là, il a été considéré que les engins ont été achetés et entreposés en Italie pour leurs pièces de rechange.

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Alors que l’exportation d’armes vers l’Ukraine reste impossible pour la Suisse, l'aide humanitaire à destination de ce pays n'est pas remise en question. En effet, comme l'a mentionné Roland Fischer (pvl, LU) dans la Luzerner Zeitung du 30 mai, l'agression russe enfreint le droit international en plus de manquer aux «valeurs démocratiques, libérales et de l'Etat de droit de l'Europe», ce qui, selon lui, nécessite une action.
Il a ainsi évoqué la motion de Mathias Zopfi (vert-e-s, GL) (23.3056) qui vise à mettre quelques CHF 5 milliards à la disposition de l'aide humanitaire à destination de l'Ukraine. «Nach über einem Jahr Krieg sollten wir endlich anfangen zu handeln», affirmait le sénateur Zopfi dans le Tages Anzeiger du 6 juin. Sa motion s'inscrit dans le contexte d'une étude venant de Kiel. Cette dernière a établi un classement de 40 pays relatif à l'aide qu'ils ont fournie à l'Ukraine, à la suite de l'agression russe. La Suisse se situe à la 27ème place. Le DFAE rappelle que la base statistique de l'étude prend en compte l'aide militaire. Comme la Suisse ne peut pas s'y soumettre en raison de sa neutralité, il faudrait plutôt se baser sur les statistiques de l'OCDE, qui placent la Suisse au 9ème palier de l'échelle.
En citant Fabien Fivaz (vert-e-s, NE), un article de La Liberté datant du 5 juin va au-delà du débat sur l'aide humanitaire: «Les enjeux de tous ces votes dépassent largement la question des armes. Ils interrogent la place de la Suisse dans le monde. Nous n'échapperons plus très longtemps à un vrai débat sur la neutralité.» L'article a aussi mentionné la position critique de François Pointet (pvl, VD) qui considère que les conseillers fédéraux pensent plus à leur réélection qu'aux intérêts du pays.
Dans la NZZ du 3 juillet, un historien écrivait au sujet d'une affaire politique entre la Suisse et l'Italie remontant à 1935, afin de questionner l'invocation de la convention de la Haye – convention internationale régulant la guerre et la paix – pour justifier une action dite de politique de neutralité. En effet, en 1935, l'Italie fasciste a été qualifiée d'agresseur par la Société des Nations (SdN) après avoir envahi l'Empire d'Abyssinie en Afrique. La Suisse, étant membre de la Société des Nations, aurait dû reprendre les sanctions économiques prescrites par cette organisation. Mais elle avait alors invoqué sa neutralité et s'était référée à la convention de la Haye pour ne pas le faire, car elle craignait des complications économiques et militaires pour le sud du pays. Nikolaos Politis, qui représentait alors la Grèce à la Société des Nations, avait critiqué cette décision.
Le quotidien zurichois a questionné les actuelles références à la convention de la Haye – qui n'a pas été réactualisée depuis 1907 – pour justifier les actions helvétiques vis-à-vis du conflit entre la Russie et l'Ukraine. La Suisse serait ainsi complice de l'agresseur. « Zu Recht stösst diese «Neutralität nach Schweizer Art» (Bundesrätin Karin Keller-Sutter) im demokratischen und friedfertigen Ausland auf Kopfschütteln und Unverständnis.» Selon les auteurs de l'article, le dysfonctionnement de la neutralité ne serait plus justifiable – relativement à la mise en doute de la convention de la Haye, la position face à la guerre en Ukraine et les exportations de matériel de guerre. C'est pourquoi la Suisse devrait redéfinir sa neutralité en se basant sur différents documents comme la charte de l'ONU, les contrats sur les droits de l'Homme ou la Constitution, tout en gardant en tête ses intérêts sécuritaires. «Die Schweiz muss aufhören, weiterhin das tote Ross der Haager Konvention zu reiten.»
En conclusion, l'exportation et la réexportation de matériel de guerre restent au cœur des débats, rythmés par des visions de la neutralité variées. Les positions ayant parfois changé, sans que la neutralité n'ait trouvé une nouvelle définition, la Suisse évolue dans une aire politique marquée par la pression internationale et le risque d'affaiblir ses liens internationaux.

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