En juin 2024, la question des multinationales responsables en Suisse a ressurgi avec quelques surprises. Ce sujet a notamment été remis sur la table en raison des nouvelles directives de l’Union européenne (UE) en la matière, en particulier la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD) adoptée au printemps 2024 par le Parlement européen. Les conséquences de cette directive auront un impact sur les grandes entreprises en Suisse, puisqu’elle concerne toute entreprise européenne ou d’un pays tiers réalisant un chiffre d’affaires annuel de plus de EUR 450 Mio. dans l’UE. Selon la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) du 30 mai 2024, il y aurait entre 160 et 260 entreprises suisses concernées par ce changement à l’échelle européenne.
Par ailleurs, à l’époque du scrutin en 2020 sur l’initiative pour des multinationales responsables, le principal argument du Conseil fédéral reposait sur l'absence de cadre juridique équivalent dans l'UE. Le Conseil fédéral estimait qu'un tel régime en Suisse constituerait un désavantage concurrentiel. Cependant, avec l'adoption de la CSDDD, l'UE a introduit des exigences qui vont au-delà de celles proposées par le comité d’initiative en 2020 ou de celles prévues dans le cadre du contre-projet contre-projet entré en vigueur en 2022. Le Conseil fédéral se retrouve à présent dans une situation où il doit envisager d'harmoniser ses propres règles avec celles de l'UE. Et c’est là qu’une surprise politique a émergé : des personnalités, de tous bords politiques – dont certaines qui étaient initialement opposées à l’initiative – soutiennent désormais publiquement la Coalition pour des multinationales responsables et ont signé son « Appel » en faveur d’un prompt rehaussement des directives suisse, en se conformant à la CSDDD. Parmi les signataires, on trouve des députées et députés cantonaux, d’anciens élus et élues, mais aussi des parlementaires fédéraux en fonction tels que le conseiller aux Etats Mauro Poggia (mcg, GE). Dans le 24 heures du 1 juin 2024, ce dernier explique qu’il s’agit d’éviter aux multinationales basées en Suisse des tracas administratifs supplémentaires. Une autre signataire, l’ancienne parlementaire Doris Fiala (plr, ZH), déclarait début juin sur le site de l’Appel : «Lorsqu’il s’agit de valeurs fondamentales, la Suisse doit se coordonner étroitement avec l’UE (…)».
Mais au sein de la droite et des associations économiques, des voix s’élèvent contre ce que l'avocat Beat Brechbühl et l'économiste Samuel Rutz appellent dans leur tribune dans la NZZ du 26 juin le «tsunami bureaucratique du Green Deal déferlant sur la Suisse». Pour sa part, le président du PLR, Thierry Burkart (plr, AG), déjà critique envers les mesures du contre-projet, considère qu'elles sont bien trop contraignantes pour les entreprises. Selon lui, les entreprises doivent souvent engager des ressources humaines ou financières importantes pour réaliser les rapports exigés. Dans le Tages Anzeiger du 25 juin 2024, il a exprimé son inquiétude. Selon lui, la situation s’aggraverait encore si la Suisse, sous pression, décidait d’adopter les directives européennes sur ce sujet. Une autre voix, issue du Centre, s’est élevée contre la reprise des directives européennes. La conseillère nationale Elisabeth Schneider-Schneiter (centre, BL), également membre du conseil d’administration du groupe d’intérêt Economiesuisse, a mis en garde dans la Wochenzeitung du 6 juin 2024 contre la force des ONG et leur poids dans l’élaboration des lois. La députée centriste redoute un «Swiss finish», c’est-à-dire l'adoption de règles plus strictes et pointilleuses que celles de l’UE. On apprend dans le même article qu’un tel «Swiss finish» n’est pas l’objectif de la Coalition pour des multinationales responsables ni celui des signataires de l’Appel, mais que leur but est d’arriver à des directives similaires à celles de la CSDDD. Le moyen d’y arriver passera premièrement par une pression sur le Conseil fédéral, et si rien n’est proposé, par le lancement d’une nouvelle initiative en 2025.
Le regain d'intérêt pour les enjeux environnementaux et sociaux liés aux multinationales, qui bénéficie désormais d’un soutien politique plus large, pourrait s’expliquer, entre autres, par deux affaires retentissantes survenues au printemps impliquant des entreprises de négoce de matières premières. Dans le TA du 4 avril 2024, on apprenait la condamnation par les autorités américaines de quatre grandes sociétés de négoce de pétrole basées en Suisse : Glencore, Vitol, Gunvor et Trafigura. Le ministère de la Justice des États-Unis leur a infligé des amendes dépassant USD 1.7 milliards. pour avoir versé des pots-de-vin et favorisé la corruption dans plusieurs pays d'Afrique et d'Amérique latine. La deuxième affaire porte sur le manque de transparence des circuits et de l'origine précise de l'or, un problème détaillé dans un rapport de l'ONG Swissaid et présenté dans le TA du 31 mai 2024. L’or acheté en Suisse transite souvent par les Emirats arabes unis ou l’Inde, au lieu d’être acheminé directement depuis le pays d’extraction, ce qui brouille les pistes quant à son origine et aux conditions humaines et environnementales dans lesquelles le métal a été extrait. Bien que le secteur soutienne activement des régulations plus strictes, la majorité bourgeoise du Conseil national a choisi de ne pas répondre à cette demande, pourtant formulée dans le cadre des débats de juin 2024 sur la révision totale de la loi sur les douanes. Finalement, les prochains développements concernant la responsabilité des multinationales, qu'ils proviennent du Conseil fédéral ou d'un nouveau comité d'initiative, devraient permettre de clarifier la position des partis du centre et de la droite sur ces enjeux.