La Tribune de Genève l'avait prédit début janvier, les élections au Conseil d'Etat, mais aussi au Grand Conseil genevois, s'annonçaient très ouvertes en avril 2023. Les résultats n'ont pas donné tort au journal du bout du lac, puisque qu'au terme du second tour, la gauche a été contrainte d'abandonner sa majorité, sans pour autant que la droite ne puisse vraiment la revendiquer. En effet, un électron libre est venu jouer les trouble-fête dans le bal normalement bien établi des partis politiques, en la personne du revenant Pierre Maudet (libertés et justice sociale). L'enfant terrible de la politique genevoise avait démissionné du Conseil d'Etat en 2020; il réintègre donc l'exécutif sous la bannière de sa liste Libertés et justice sociale, retrouvant certains de ses ancien.ne.s collègues à la Tour Baudet. En effet, Nathalie Fontanet (plr), Thierry Apothéloz (ps) et Antonio Hodgers (vert-e-s) ont été réélu.e.s, alors qu’Anne Hiltpold (plr), Delphine Bachmann (centre) et Carole-Anne Kast (ps) sont les nouvelles venues d’un gouvernement à majorité féminine.
En 2023, les regards étaient braqués sur les cantons qui réélisaient leurs autorités afin d’identifier des tendances en vue des élections fédérales du mois d’octobre. Pourtant, le cas du canton de Genève demeurait relativement spécifique, avec certains mouvements politiques qui lui sont propres. C’est notamment le cas du Mouvement citoyen genevois (MCG), dont l’unique conseiller d’Etat Mauro Poggia n’a pas brigué de nouveau mandat. Elu en 2013, il aurait, selon la presse, des ambitions fédérales. Il pourrait viser le Conseil des Etats, alors qu'il a déjà siégé au Conseil national entre 2011 et 2013. Deux autres sortant.e.s ne se sont pas représentés. Il s’agissait premièrement de la socialiste Anne Emery-Torracinta, élue en 2013 elle aussi, dont la gestion des affaires de maltraitance au foyer de Mancy et le projet d’école inclusive, critiqué de tous les côtés, ont terni la fin de mandat. Deuxièmement, le centriste Serge Dal Busco a décidé de quitter l’exécutif après deux mandats à la tête des finances d'abord, des infrastructures ensuite. Il a expliqué vouloir laisser la place à la relève, estimant qu’à 63 ans et dix années au gouvernement, il était temps pour lui de passer à autre chose.
Les sièges libres ont suscité de nombreuses convoitises, puisque 23 candidatures ont été recensées au total. Parmi celles-ci, on retrouvait quatre sortant.e.s : la libérale-radicale Nathalie Fontanet, le socialiste Thierry Apothéloz, ainsi que les vert-e-s Antonio Hodgers et Fabienne Fischer. Ces quatre ministres sortaient d’une législature mouvementée, notamment en raison de l’affaire Maudet. Ce dernier, triomphalement élu au premier tour en 2018, a fini par être contraint à la démission en octobre 2020, miné par les suites judiciaires de son voyage à Abu Dhabi. Avant son retrait, il s’est pourtant tant bien que mal accroché à son siège, voyant coup sur coup la présidence du Conseil d’Etat puis la majorité des tâches de son dicastère de l’économie lui être retirées. L’autre événement marquant de la législature a été la pandémie de Covid-19, qui a exposé au grand jour la pauvreté en ville de Genève, où de nombreux sans-papiers ont perdu leur emploi du jour au lendemain. Malgré les dépenses liées à la pandémie, Le Temps a relevé que la santé financière du canton, dont les recettes fiscales ont augmenté, a constitué le point positif de la législature. Pourtant, le journal a dressé un bilan assez critique, relevant que le Conseil d’Etat a renvoyé l’image « d’un gouvernement peu collégial, formant une addition de chefs de département se mêlant rarement des affaires des autres ». Aussi dans le but de tirer un bilan, la Tribune de Genève a publié une série de portraits consacrés aux ministres sortant.e.s. Antonio Hodgers y a été désigné comme un « vert pragmatique », dont le bilan est globalement positif, avec des progrès dans le domaine du logement, très important à Genève. Parfois qualifié de « bétonneur » par ses détracteurs, il a défendu le besoin de densification en ville de Genève, argumentant que « l’écologie consiste à construire la ville en ville ». L’un de ses succès est l’ambitieux Plan climat cantonal, adopté en 2021. Pour sa part, Thierry Apothéloz a été décrit comme un personnage apprécié pour sa recherche du consensus, mais à qui l'on reproche des projets principaux n’ayant pas (encore) abouti. Selon un député PLR, « Apothéloz a pris quatre ans et demi pour discuter, négocier, palabrer, puis a tout déposé durant les six derniers mois » de la législature. Quant à Thierry Apothéloz lui-même, il a souligné l’impact de la pandémie sur son Département de la cohésion sociale, ce qui a évidemment ralenti certains projets, au niveau de l'aide sociale et de la culture par exemple. Elue en 2018, Nathalie Fontanet n’a pas été visée par les critiques. Au contraire, le travail de la cheffe du Département des finances et des ressources humaines a été salué de tous les côtés de l’échiquier politique, la gauche lui réservant tout au plus quelques remarques. Dernière sortante à se représenter, Fabienne Fischer avait été élue en 2021 lors de l’élection complémentaire suivant la démission de Pierre Maudet. En raflant ce siège, l’écologiste Fischer avait permis à la gauche d’obtenir la majorité. Héritant du Département de l’économie, elle n’a pas eu la tâche facile, face à la réticence des milieux économiques et de la droite. Elle a également été critiquée par les syndicats en raison de sa gestion du dossier Uber. N’ayant qu’un maigre bilan à mettre en avant en raison de son arrivée tardive, Fabienne Fischer a été considérée par la presse comme celle dont le siège semblait le plus exposé.
Pour ce qui est des autres candidatures, le PS a présenté la magistrate d’Onex Carole-Anne Kast aux côtés d'Apothéloz. Celle qui a été présidente de la section cantonale du parti entre 2014 et 2018 a été préférée à la députée Caroline Marti. En compagnie des deux écologistes Hodgers et Fischer, les socialistes ont composé le ticket commun de la gauche. Ils n’ont pourtant pas été seul.e.s à se lancer de ce côté du spectre politique, puisque la gauche radicale a compté cinq candidatures: Jean Burgermeister et Stefania Prezioso Batou pour la Liste d’union populaire (LUP), Teo Frei, benjamin des candidat.e.s avec ses 25 ans et militant de la grève du climat, Françoise Nyffeler Batou, et Alexander Eniline pour la liste SolidaritéS – DAL – Parti du Travail. Le Centre a vu Delphine Bachmann, déjà candidate au deuxième tour de l’élection complémentaire en 2021, et Xavier Magnin, conseiller administratif de Plan-les-Ouates et ancien président de l’association des communes genevoises, sortir du bois avec l’intention de défendre le siège de Serge Dal Busco. Ne comptant plus qu’une seule représentante depuis l’exclusion de Pierre Maudet, le PLR a misé sur Anne Hiltpold pour former un duo féminin avec Fontanet. Avec cette stratégie, la crainte des libéraux-radicaux était le possible déficit de notoriété d’Anne Hiltpold, peu connue dans le canton malgré qu’elle soit issue d’une famille active en politique (son frère est l’ancien conseiller national Hugues Hiltpold). Pourtant, la possibilité d’une triple candidature a rapidement été écartée, afin de permettre une éventuelle alliance avec d’autres partis. En outre, un ancien du PLR était candidat sous la bannière du MCG. Le chirurgien Philippe Morel a en effet tenté pour la troisième fois d’accéder au gouvernement. Les Vert’libéraux ont compté sur la présidente de la section cantonale Marie-Claude Sawerschel, et sur Marc Wuarin. A l’UDC, ce sont Lionel Dugerdil et Michaël Andersen — le compagnon de Céline Amaudruz — qui ont brigué un siège. Enfin, plusieurs candidats libres se sont lancés dans la course : l’ancien conseiller d’Etat PDC Luc Barthassat (civis), Olivier Pahud (evolution suisse), Roland-Daniel Schneebeli (elan radical), Philippe Oberson (résistance populaire), et évidemment Pierre Maudet (libertés et justice sociale). Selon Le Temps, l’ancien conseiller d’Etat se trouvait en concurrence avec le MCG pour attirer « les déçus du système ». Parmi les 23 candidat.e.s, 13 se lançaient pour la première fois dans la course à l’exécutif.
Débriefé par Le Temps, le grand débat du premier tour a donné un aperçu des thèmes qui ont parsemé la campagne. L’un des plus épineux au bout du lac demeure celui de la mobilité. Le vert’libéral Marc Wuarin a prôné l’instauration d’un péage urbain – il était le seul parmi l’ensemble des candidat.e.s à soutenir cette mesure, qui « a déjà fait ses preuves ailleurs » selon lui. Parmi ses autres propositions, on notait également la suppression des feux rouges et l’obligation de rouler à 30km/h au centre-ville, pour « des gains de sécurité, de bruit et de fluidité ». La centriste Delphine Bachmann a également constaté que les véhicules individuels sont trop nombreux au centre-ville de Genève, et s’est prononcée en faveur du développement de la mobilité douce et des transports publics. Tout à gauche, Teo Frei a défendu la gratuité des transports publics. Puis, sur la question de la fiscalité, Jean Burgermeister et Carole-Anne Kast ont donné la réplique à Nathalie Fontanet et Michael Andersen, lors de vifs débats où l’ancrage gauche-droite a été extrêmement présent. Le PLR a notamment soutenu la diminution de l’impôt sur le revenu pour les personnes physiques, « afin de soulager la classe moyenne », et l’allégement de l’imposition des entreprises. En fin de compte, Le Temps a souligné que Nathalie Fontanet et Antonio Hodgers se sont imposés comme les deux poids lourds parmi les candidat.e.s, en raison de leur maîtrise des dossiers et de leur aisance oratoire.
En vue du premier tour, le PLR a cherché à mettre sur pied une grande alliance de droite, s'inspirant du succès de celles-ci dans les cantons de Vaud et Fribourg au cours des dernières années. Si l'UDC s'y est montrée favorable, le Centre aurait privilégié une alliance avec les Vert'libéraux alors que le PLR s'estimait idéologiquement trop éloigné de l'UDC. Ces divergences ont eu pour conséquence un morcellement historique de la droite. En effet, l'Entente genevoise – nom donné à la traditionnelle alliance entre centristes et libéraux – n'a pas été reconduite, pour la première fois depuis 1936.
Avec une participation s’élevant à 37.1%, la désorganisation de la droite a profité au ticket rose-vert: ses quatre candidat.e.s ont terminé dans les sept premières positions. Mais les gagnants du premier tour ont aussi été Nathalie Fontanet et Pierre Maudet. La première nommée est arrivée largement en tête du scrutin avec 49'218 suffrages, frôlant la majorité absolue fixée à 49'947 voix. Elle a ainsi confirmé son image de femme forte de l’exécutif. Quant à Pierre Maudet, son sixième rang (31'315 voix) a confirmé que son ambition de réintégrer le Conseil d’Etat n’était pas illusoire. Malgré ses déboires judiciaires, sa côte de popularité est restée élevée auprès de l’électorat genevois. Les sortants Thierry Apothéloz (38'232 voix) et Antonio Hodgers (35'490 voix) ont occupé les places deux et trois, suivis par Anne Hiltpold (35'147 voix), emmenée dans le sillage de sa colistière Fontanet. Aux rangs cinq et sept, Fabienne Fischer (31'403 voix) et Carole-Anne Kast (31'289 voix) se sont tenues dans un mouchoir de poche avec Maudet. Parmi les candidatures figurant en ballotage défavorable, on retrouvait Philippe Morel (29'575 voix), Delphine Bachmann (27'566 voix), Xavier Magnin (23'656), Lionel Dugerdil (23'263) et Michaël Andersen (20'904), alors que les autres prétendant.e.s n’ont pas dépassé le seuil des 20'000 suffrages. Les bons résultats de la gauche, couplés au succès de Pierre Maudet, ont rebattu les cartes en vue du deuxième tour. A droite, une réaction était attendue : si le PLR se trouvait en position de force après le premier tour, le Centre, le MCG et l’UDC n’avaient pas atteint des résultats à la hauteur de leurs attentes, alors même que, pour les deux derniers nommés, leurs résultats au Grand Conseil avaient été excellents. La question d’une alliance est donc logiquement revenue sur le tapis et a constitué l’enjeu principal de l’entre-deux tours. Restait à savoir qui la composerait. Un ticket à cinq, entre les PLR Anne Hiltpold et Nathalie Fontanet, la centriste Delphine Bachmann, l’UDC Lionel Dugerdil et le MCG Philippe Morel, a finalement été plébiscité en assemblées des partis. Cette alliance était pour le Centre un «réflexe de survie » afin de conserver son siège à l’exécutif, du moins d’après la Tribune de Genève. Certaines voix ont même appelé à intégrer Pierre Maudet au sein de l’alliance, afin de « bouter la gauche hors du gouvernement ». Cependant, cela n’a pas été concluant, Pierre Maudet demeurant encore persona non grata aux yeux du PLR, son ancien parti. Il a lui-même critiqué l’alliance, qualifiée de « bloc populiste, bric-à-brac fait de compromis et de compromissions, sans programme commun ». Au sein même des partis de droite, l’alliance n’a pas fait que des heureux. Dans la presse, quelques personnalités du PLR et du Centre ont annoncé leur démission, se sentant en porte-à-faux avec cette stratégie. Face au risque de désunion, la dénommée « Alliance genevoise » a appelé à voter « compact ». Au total, 12 candidatures demeuraient en course pour le second tour : outre les quatre du ticket rose-vert, les cinq de « l’Alliance genevoise » et Pierre Maudet, Philippe Oberson et Olivier Pahud sont repartis pour un tour malgré leur faible score du premier tour – ils ont occupés les deux dernières places avec respectivement 4'348 et 3'338 suffrages.
Au deuxième tour, le PLR a réalisé un carton-plein, Nathalie Fontanet confirmant son score du premier tour (70'628 voix), suivie par Anne Hiltpold (58'487 voix). Avec un taux de participation de 42.1%, ont aussi été élu.e.s Thierry Apothéloz (57'369 voix), Antonio Hodgers (52'950 voix), Delphine Bachmann (51'379 voix), Pierre Maudet (48'345 voix) et Carole-Anne Kast (47'956 voix), alors que la sortante Fabienne Fischer est restée à quai (47'104 voix), tout comme Philippe Morel (42'006 voix) et Lionel Dugerdil (39'281 voix). Sans surprise, Philippe Oberson (12'988 voix) et Olivier Pahud (11'202 voix) ont terminé loin derrière. Selon Andrea Pilotti, politologue à l’université de Lausanne, l’alliance de droite a partiellement fonctionné. D’un côté, le Centre en a particulièrement bénéficié, sa candidate Delphine Bachmann ayant réalisé un bond spectaculaire entre les deux tours. Au contraire, l’UDC et le MCG ont manqué leurs objectifs, à savoir d’entrer au gouvernement (pour l’UDC) et d’y conserver son siège (pour le MCG). Cela indique que l’électorat n’a pas complètement suivi la stratégie des partis. En outre, Delphine Bachmann a reçu de nombreux votes de gauche, tout comme Anne Hiltpold et Nathalie Fontanet. La Tribune de Genève a vu dans ce phénomène un vote « femme » de la part de l’électorat de gauche pour compléter le ticket rose-vert. Ce résultat a laissé un goût amer pour l’UDC et le MCG. Le président de ce dernier, François Baertschi a qualifié l’alliance de « superficielle ». Pour la gauche, le résultat est décevant, mais pas catastrophique pour autant. Avec sa non-réélection, Fabienne Fischer devient la quatrième magistrate de suite à ne pas être réélue (après Michèle Künzler (vert-e-s) et Isabel Rochat (plr) en 2013, ainsi que Luc Barthassat (pdc) en 2018). Mais au vu de la concurrence, trois sièges valent mieux que deux. Ainsi, la majorité de gauche aura été une « anomalie historique », a noté la Tribune de Genève (cela est arrivé trois fois depuis les années 30, pour un total de neuf années). Enfin, la presse a relevé que Pierre Maudet ne pouvait pas rêver de meilleur scénario, lui qui jouera certainement le rôle de pivot au sein du gouvernement. Au terme des élections de 2023, le canton de Genève se retrouve donc avec un parlement et un gouvernement qui penchent plus à droite qu'auparavant.